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plusieurs fois par le peuple, en regagnant isolément sa demeure. Nous, nous faisions remarquer, de notre côté, qu’en général la garde nationale, à Paris, avait constamment montré les vertus de son état : l’amour de l’ordre, le dévouement à l’autorité, la crainte du pillage et la haine de l’anarchie ; et c’était aussi l’opinion de l’Empereur.

« Le palais forcé, et le roi rendu dans le sein de l’Assemblée, a-t-il continué, je me hasardai à pénétrer dans le jardin. Jamais, depuis, aucun de mes champs de bataille ne me donna l’idée d’autant de cadavres que m’en présentèrent les masses de Suisses, soit que la petitesse du local en fît ressortir le nombre, soit que ce fût le résultat de la première impression que j’éprouvais en ce genre. J’ai vu des femmes bien mises se porter aux dernières indécences sur les cadavres des Suisses. Je parcourus tous les cafés du voisinage de l’Assemblée. Partout l’irritation était extrême. La rage était dans tous les cœurs ; elle se montrait sur toutes les figures, bien que ce ne fussent pas du tout des gens de la classe du peuple ; et il fallait que tous ces lieux fussent journellement remplis des mêmes habitués, car, bien que je n’eusse rien de particulier dans ma toilette, ou peut-être était-ce encore parce que mon visage était plus calme, il m’était aisé de voir que j’excitais maints regards hostiles et défiants, comme quelqu’un d’inconnu où de suspect. »


Bals masqués – Madame de Mégrigny – Le Piémont et les Piémontais – Canaux de la France – Rêves sur Paris – Versailles – Fontainebleau, etc.


Dimanche 4.

On parlait des bals masqués ; l’Empereur les aimait particulièrement, et en demandait souvent. Il y était toujours sûr d’un certain rendez-vous qui ne lui manquait jamais. Il s’y trouvait, disait-il, entrepris chaque année par un même masque, qui lui rappelait d’anciennes intimités, et le sollicitait avec ardeur de vouloir bien le recevoir et l’admettre à sa cour : c’était une femme très aimable, très bonne et très belle, à qui beaucoup devaient certainement beaucoup. L’Empereur, qui ne laissait pas que de l’affectionner, lui répondait toujours : « Je ne nie pas que vous soyez charmante ; mais voyez un peu quelle est votre demande ! jugez-la vous-même, et prononcez. Vous avez deux ou trois maris et des enfants de tout le monde. On tiendrait à bonheur sans doute d’avoir été complice de la première faute : on se fâcherait de la seconde, on la pardonnerait peut-être. Mais ensuite, et puis, et puis !… À présent, soyez l’Empereur, et jugez : que feriez-vous à ma place ? et moi qui suis tenu à faire renaître un certain