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aucun reproche. « Nous aurions eu, disait-il, en notre faveur le témoignage et les sentiments des prisonniers mêmes ; car, à l’exception de ceux qui tenaient ardemment à leurs lois locales, ou, en d’autres mots, au sentiment de la liberté, ce qui se réduisait aux Anglais et aux Espagnols, tout le reste, les Autrichiens, les Prussiens, les Russes, nous demeuraient volontiers ; ils nous quittaient avec peine et nous revenaient avec plaisir. Cette disposition a influé plus d’une fois sur l’opiniâtreté de leurs efforts ou de leur résistance, etc. »

L’Empereur disait encore : « J’ai eu le projet d’amener en Europe un changement dans le droit et la coutume publique à l’égard des prisonniers. J’aurais voulu les enrégimenter et les faire travailler militairement à des monuments ou à de grandes entreprises, ils eussent reçu leur solde qu’ils eussent gagnée ; on eût sauvé la fainéantise et tous les désordres qu’amène d’ordinaire parmi eux leur complète oisiveté ; ils eussent été bien nourris, bien vêtus, et n’eussent manqué de rien, sans coûter néanmoins à l’État, qui eût reçu leur travail en équivalent ; tout le monde y eût gagné. Mais mon idée ne prospéra point au Conseil d’État ; on m’y laissa apercevoir cette fausse philanthropie qui égare tant de monde. On eut l’air de regarder comme dur et barbare de vouloir les contraindre au travail. On laissa voir qu’on craignait les représailles. Un prisonnier est déjà assez malheureux d’avoir perdu sa liberté, disait-on ; on ne croyait pas qu’on put avoir des droits sur l’emploi de son temps ni sur une partie de ses actions. – Mais c’est là l’abus dont je me plains, disais-je, et que je voudrais corriger. Un prisonnier peut et doit s’attendre à des gênes légitimes ; et celles que je lui inflige sont pour son bien autant que pour celui d’autrui. Je n’exige pas de lui plus de peine, plus de fatigue, mais moins de danger que dans son état habituel et journalier. Vous craignez les représailles, que l’ennemi ne traite de la sorte nos Français ? Mais plût au ciel ! Ce serait ce que j’estimerais le plus heureux du monde ! Je verrais mes matelots, mes soldats occupés aux champs ou sur des places publiques, au lieu de les savoir ensevelis vivants au fond de leurs affreux pontons. On me les renverrait sains, laborieux, endurcis au travail, et chacun, dans chaque pays, laisserait après soi des travaux qui dédommageraient en quelque chose des funestes ravages de la guerre, etc. Par accommodement on arrêta l’organisation de quelques corps de prisonniers comme travailleurs volontaires ou quelque chose de la sorte, mais ce n’était nullement là toute mon idée. »