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les bénédictions de l’avenir. Croirait-on que ce dût être là où j’échouerais et trouverais ma perte ? Jamais je n’avais mieux fait, jamais je ne méritai davantage ; mais, comme si l’opinion avait aussi ses épidémies, voilà qu’en un instant il n’y eut plus qu’un cri, qu’un sentiment contre moi : on me proclama le tyran des rois, moi qui avais retrempé leur existence. Je ne fus plus que le destructeur des droits des peuples, moi qui avais tant fait et qui allais tant entreprendre pour eux. Et les peuples et les rois, ces ennemis irréconciliables, se sont alliés, ont conspiré de concert contre moi ! On n’a plus tenu aucun compte de tous les actes de ma vie ! Je me disais bien que l’esprit des peuples me serait revenu avec la victoire, mais je la manquai, et je me suis trouvé accablé. Voilà pourtant les hommes et mon histoire ! Mais les peuples et les rois, et peut-être tous les deux, me regretteront ! Ma mémoire sera suffisamment vengée de l’injustice faite à ma personne, cela est indubitable.

« Du reste, on ne saura jamais bien l’histoire de la campagne de Russie, parce que les Russes n’écrivent pas ou écrivent sans aucun respect pour la vérité, et que les Français se sont pris d’une belle passion pour déshonorer et discréditer eux-mêmes leur gloire. Assurément la campagne de Russie est la plus glorieuse, la plus difficile et la plus honorable pour les Gaulois, dont l’histoire ancienne et moderne fasse mention. » Et l’Empereur a distribué un juste et magnifique tribut d’éloges à nos généraux et à nos braves, à Murat, Ney, Poniatowski, qu’il faisait les héros de la journée de la Moscowa, aux valeureux cuirassiers qui forcèrent les redoutes en sabrant les canonniers sur leurs pièces ; aux braves artilleurs, qui luttèrent si décisivement avec tant d’avantage, et à ces intrépides fantassins qui, au fort de la crise, au lieu d’avoir besoin d’encouragement, crièrent à leur chef : Sois tranquille, tes soldats ont juré aujourd’hui de vaincre, et ils vaincront, etc., etc.

Et il a terminé, disant : « Quelques parcelles de tant de gloire parviendront-elles aux siècles à venir ? ou le mensonge, la calomnie, le crime prévaudront-ils ? » (Dictées de Napoléon, Bossange, t. II, p. 95.)

Rien de plus commun, au milieu des grands évènements et avant que le temps n’en ait consacré l’exactitude, que de voir la vérité de la foule en opposition complète avec la vérité de l’histoire. C’est ainsi qu’il fut généralement reçu dans le temps que Napoléon, dans son expédition de Russie, s’est imprudemment lancé à la Charles XII au milieu d’un peuple ennemi, en dépit des vrais principes ; qu’il s’y est laissé attirer par une fuite simulée ; qu’oubliant ou violant tous les principes de l’art, il