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causaient aucun dommage. L’Empereur, dans son état de colère, reprit tout d’abord pour insister avec violence ; mais au bout de cinq à six mots, il s’arrête tout court, me disant : mais c’est votre ami, Monsieur, et vous avez raison. Je l’avais oublié… Parlons d’autre chose – Et pourquoi, disais-je, ne nous faisiez-vous pas connaître, dans le temps, tout cela ? – Par une fatalité qui semblait tenir à l’atmosphère de Napoléon ; soit prévention, soit autrement, notre esprit était tel qu’on ne pouvait le raconter qu’à ses intimes ; car si on en eût fait grand bruit, on eût passé pour un hâbleur grossièrement courtisan, qui eût débité, non ce qu’il croyait vrai, mais ce qu’il imaginait propre à lui mériter de la faveur et des récompenses. »

Mais puisque j’en suis à ce grand officier de la couronne, aussi distingué d’ailleurs par les grâces de son esprit et l’aménité de ses mœurs que par la noblesse de son caractère, voici une de ses réponses à Napoléon, d’un goût aussi fin que d’une flatterie délicate. L’Empereur, à un de ses levers, s’étant trouvé dans le cas de l’attendre, s’en montra fort choqué, et lui fit une scène à son arrivée, en présence de tous. Or, c’était le moment où cinq ou six rois, entre autres ceux de Bavière, de Saxe, de Wurtemberg, se trouvaient à Paris. « Sire, répondit le coupable, j’ai un million d’excuses sans doute à présenter à Votre Majesté ; mais aujourd’hui on n’est pas toujours maître de circuler dans les rues. Je viens d’avoir le malheur de donner dans un embarras de rois dont je n’ai pas pu sortir plus tôt, voilà la cause de ma négligence. » Chacun sourit, et l’Empereur, d’une voix fort radoucie, se contenta de dire : « Quoi qu’il en soit, Monsieur, prenez dorénavant vos précautions, et surtout ne me faites plus attendre. »


Voyage sentimental de Napoléon – Esprit public du temps – Journée du 10 août.


Samedi 3.

Le temps est devenu un peu meilleur ; l’Empereur a essayé de se promener au jardin. Le général Bingham et le colonel du 53e ont fait demander à voir l’Empereur, qui les a gardés assez longtemps. L’apparition du gouverneur a mis tout en fuite. Le général Bingham a disparu, et nous, nous avons gagné le bois pour nous éloigner du terrain.

L’Empereur, dans sa promenade, a beaucoup causé d’un voyage qu’il avait fait en Bourgogne, au commencement de la révolution. C’est ce qu’il appelle son Voyage sentimental, à Nuits, à la façon de Sterne ; il y alla souper chez son camarade Gassendi, alors capitaine dans son régiment, et marié assez richement à la fille d’un médecin du lieu. Le jeune