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maltraitées ; tels nous fûmes, pêle-mêle, poussés et revomis en dehors de la frontière, par nos amis, nos alliés ! ! !

« Pour moi, dès le commencement de la retraite, succombant sous la fatigue de trop longues marches faites dans la boue et sous des torrents de pluie, courbant sous un mousquet et tout un attirail qui n’étaient nuisibles qu’à moi, je profitai de ma prérogative de volontaire pour sortir des rangs, et opérer seul ma retraite, selon mes forces. Je partais quand je pouvais, je n’atteignais jamais la halte commune ; la première métairie me servait d’asile, et, soit bonheur personnel, soit parce qu’en effet les paysans se trouvèrent bons et point exaspérés contre nous, j’évacuai sans malencontre. Ce ne fut qu’à quelque temps de là que je pus juger de toute l’étendue du péril auquel je m’étais exposé, quand je lus dans les papiers que quinze ou dix-huit des nôtres, traînards comme moi, dont quelques-uns étaient mes voisins dans les rangs, avaient été saisis, menés à Paris et exécutés dans les places publiques en espèce d’auto-da-fé, et comme par voie d’expiation.

Aussitôt hors de France, on nous signifia à tous qu’il fallait nous dissoudre, mais cette intimation n’était pas nécessaire ; les besoins, le dénuement de toutes choses le rendaient suffisamment indispensable. Nous nous débandâmes ; chacun prit une direction à l’aventure, et le désespoir, la rage, furent ses compagnons. Nous traversâmes en fugitifs, la plupart du temps à pied, quelques-uns à peu près nus, les lieux de notre splendeur et de notre luxe passés. Heureux quand on ne nous en fermait pas les portes, qu’on ne nous en repoussait pas avec brutalité ! En un instant on nous chassa officiellement de partout ; on nous interdit le séjour ou l’entrée de tous les États voisins ; nous fuîmes au loin et allâmes traîner dans toute l’Europe le spectacle de nos misères, qui durent être une grande leçon de morale et de politique pour les peuples, les grands et les rois.

« Cependant les exploits des Français firent expier cruellement aux étrangers les indignités dont ils nous avaient accablés ; tandis que de notre côté ce nous fut une espèce de consolation que devoir l’honneur de l’émigration se réfugier dans l’armée de Condé, qui se montrait à tous les yeux et s’est inscrite dans l’histoire comme un modèle de loyauté, de valeur et de constance.

« Telle est, Sire, cette trop fameuse époque, cette détermination fatale qui n’a été, pour un grand nombre, que la seule erreur de la jeunesse et de l’inexpérience. Toutefois à ceux-là personne n’a le droit d’en faire le reproche qu’eux-mêmes. Les sentiments qui les guidè-