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le nier ; qu’on fasse intervenir des témoins pour attester que ces conditions n’ont point été accordées, etc., et que de tout cela on déduise imperturbablement qu’il demeure évident que Napoléon n’était qu’un prisonnier de guerre qui s’était livré à discrétion, avait imploré la générosité du gouvernement anglais, avait été traité avec une louable indulgence, etc. ; chacun désormais peut décider sans peine entre ce plaidoyer et celui de l’illustre victime qui, de son côté, s’écrie et proteste qu’il y est venu librement à bord du Bellérophon ; qu’il y est venu à l’instigation même du capitaine, qui a dit avoir autorité de le recevoir et de le conduire en Angleterre si cela lui était agréable ; qu’il s’est présenté de bonne foi pour se mettre sous la protection des lois d’Angleterre ; que si le gouvernement, en donnant les ordres de le recevoir, n’a voulu que tendre une embûche, il a forfait à l’honneur et flétri son pavillon, ne feignant de lui tendre une main hospitalière qu’afin de s’en saisir et de l’immoler.

Mais je reviens aux dictées de l’Empereur ; il dictait toujours sans nulle préparation. Je ne lui ai jamais vu, dans aucun cas, faire de recherche sur notre histoire ni sur aucune autre ; pourtant personne n’a jamais plus heureusement cité l’histoire avec plus de justesse, plus à propos ni plus souvent. On eût dit même qu’il ne la savait qu’en citations, et que ces dernières lui venaient comme par inspirations. C’est ici pour moi le lieu de dire quelque chose qui m’a souvent occupé, sans que j’aie pu me l’expliquer, mais qui est trop remarquable et dont j’ai été trop souvent le témoin pour le passer sous silence ; c’est qu’on eût dit qu’il existait en Napoléon une foule d’objets qui y demeuraient comme en réserve pour apparaître avec éclat dans les circonstances soignées ; qui, dans les moments d’insouciance, semblaient plus que sommeiller, lui être pour ainsi dire étrangers. Sur l’histoire, par exemple, combien de fois ne m’a-t-il pas demandé si saint Louis était avant ou après Philippe-le-Bel, ou autre chose semblable ! Eh bien, l’occasion arrivait-elle pour lui, alors il faisait sans hésiter les citations les plus minutieuses, et, lorsqu’il m’est arrivé de douter parfois, et que j’ai été vérifier, le tout était de la plus scrupuleuse exactitude ; je ne l’ai jamais trouvé en défaut.

Autre singularité de même nature. L’Empereur, dans l’oisiveté de la vie et le bavardage, estropiait souvent les noms les plus familiers, même les nôtres, et je ne crois pas que cela lui fût arrivé en public. Je l’ai entendu cent fois dans nos promenades réciter la fameuse tirade d’Auguste, et jamais il n’a manqué de dire : « Prends un siège, Sylla. » Il faisait, la plupart du temps, des noms propres à sa fantaisie, et, une fois