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pereur appelait la fameuse créance de Saint-Domingue. Elle a fait naître les détails curieux que voici :

« L’ordonnateur de Saint-Domingue, disait l’Empereur, s’avisa de tirer tout à coup du Cap, et sans autorisation, la somme de 60.000.000 de lettres de change sur le trésor de Paris : ces lettres de change étaient toutes payables le même jour. La France n’était pas assez riche pour un pareil acte ; elle ne l’avait jamais été peut-être. D’ailleurs où et comment l’administration de Saint-Domingue pouvait-elle avoir conquis un tel crédit ? Le Premier Consul ne le possédait pas à Paris : c’est tout ce qu’eût pu obtenir M. Necker au fort de sa popularité. Quoi qu’il en soit, quand ces lettres parurent à Paris, précédant les lettres d’avis mêmes, on accourut du trésor chez le Premier Consul pour savoir ce qu’il y aurait à faire : « Attendre les lettres d’avis, répondit-il, et connaître la négociation. Le trésor est un propriétaire ; il a leurs droits et doit avoir leur marche. Ces lettres ne sont point acceptées, elles ne sont point payables.

« Les renseignements, les pièces comptables arrivèrent. Ces lettres de change, mentionnées valeur reçue comptant, ne portaient, dans le reçu des caissiers qui en avaient perçu la valeur, qu’un dixième, un cinquième, un tiers du montant. Dès lors on ne voulut au trésor reconnaître et rembourser que la somme réellement versée, et les lettres de change dans leur teneur furent arguées de faux. Ce fut au même moment un bruit terrible dans tout le commerce. On s’agita beaucoup, on fit même une députation auprès du Premier Consul, qui, loin de l’éviter, l’aborda de front ; demanda si on le prenait pour un enfant, si l’on croyait qu’il se jouait ainsi du plus pur-sang du peuple, qu’il fût un administrateur aussi tiède des intérêts publics ? Ce qu’il refusait de laisser prendre, observait-il, ne tenait nullement à sa personne, n’attaquait point sa liste civile ; mais c’était l’argent du public, dont il était le gardien, et il lui était d’autant plus sacré. Puis, interpellant les deux chefs de la députation : Vous qui êtes négociants, Messieurs, banquiers, faiseurs d’affaires, répondez catégoriquement. Si un de vos agents au loin tirait sur vous des sommes énormes contre votre attente et vos intérêts, accepteriez-vous, paieriez-vous ses lettres de change ? Il leur fallut bien répondre que non. Eh bien ! dit le Premier Consul, vous, simples propriétaires, vous, majeurs, maîtres de vos propres actions, vous voudriez avoir un droit que vous refuseriez à moi, propriétaire au nom de tous, à moi, en cette qualité, toujours mineur et sujet a révision ! Je jouirai de vos droits au nom et