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Quelques patriotes chauds, versés dans les affaires, lui dirent mystérieusement que les autorités du lieu lui étaient fort opposées ; mais que la masse de la population, le petit peuple, était toute à lui, qu’on attendait seulement qu’il eût le dos tourné, et qu’alors il serait bientôt délivré des mécréants. « Donnez-vous-en bien de garde, s’écria l’Empereur, réservez-leur le supplice de voir notre triomphe, sans avoir de reproches à nous faire, soyez donc tranquilles, conduisez-vous sagement. »

L’Empereur allait comme l’éclair. « La victoire, disait-il, devait être dans ma célérité. La France était pour moi dans Grenoble. Il y avait cent lieues, moi et mes grognards nous les fîmes en cinq jours[1], et dans quels chemins ! et par quel temps ! J’y entrais, que M. le comte d’Artois, averti par le télégraphe, ne faisait que de quitter les Tuileries. »

Napoléon s’était regardé comme si sûr de la disposition des esprits et des choses, que le succès, pensait-il, ne devait tenir nullement aux forces qu’il amènerait avec lui. Se garantir d’un piquet de gendarmerie, disait-il, était tout ce qu’il lui fallait ; or tout arriva comme il l’avait calculé : la victoire marcha au pas de charge, et l’aigle nationale vola de clocher en clocher jusqu’aux tours de Notre-Dame. « Mais, ajoutait-il, ce ne fut pourtant pas d’abord sans de vives inquiétudes. » À mesure qu’il avançait, toutes les populations se prononçaient avec ardeur, il est vrai ; mais il ne voyait aucun soldat, on les lui enlevait de son passage. Ce ne fut qu’entre Mure et Vizille, à cinq ou six lieues de Grenoble, et le cinquième jour de route, qu’on rencontra enfin un premier bataillon. L’officier qui le commandait refusa même de parlementer : alors l’Empereur n’hésita pas ; il s’avança seul de sa personne ; cent de ses grenadiers marchaient à quelque distance de lui, leurs armes renversées. La vue de Napoléon, son costume, sa petite redingote grise surtout, furent magiques sur les soldats, qui demeurèrent immobiles. Il continua droit à un vétéran dont le bras était chargé de chevrons, et le prenant rudement par la moustache, lui demanda s’il aurait bien le cœur de tuer son empereur. Le soldat, les yeux mouillés, mettant aussitôt la baguette dans son fusil

  1. Le 1er mars, débarque sur la plage de Canne, au golfe Juan ; le 2, entre à Grasse ; le 3, couche à Barème ; le 4, dîne à Digne et couche à Maligeai ; le 5, couche à Gap ; le 6, couche à Corps, au-delà duquel, le lendemain, l’Empereur harangue et rallie les soldats du 5e. Peu d’heures après, il est joint par Labédoyère, à la tête du 7e ; le 7, à Grenoble, séjour ; le 9, couche à Bourgouin ; le 10, à Lyon, reste trois jours ; le 13, couche à Macon. Fameuse proclamation de Ney, prince de la Moskowa ; le 14, couche à Chalons ; le 15, à Autun ; le 16, à Avalon ; le 17, à Auxerre, reste un jour, y est joint par le prince de la Moskowa ; le 20, arrive à Fontainebleau à quatre heures du matin et entre aux Tuileries à neuf heures du soir.