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l’empêcher. Nous avions des généraux indiqués, un état-major formé, et tout ce qui caractérise un quartier-général, jusqu’à un grand prévôt. Insensiblement nos princes s’étaient environnés de tout ce qui constitue un véritable gouvernement : ils avaient des ministres pour les affaires du moment ; ils en avaient même pour la France, lorsque nous y serions rentrés ; tant ce moment nous semblait infaillible et prochain.

« M. de La Villeheurnois, dont il a été tant question depuis dans une conspiration royaliste, et qui a été mourir à Sinnamary à la suite de fructidor, avait le ministère de la police. Il partit de bonne heure pour aller l’exercer clandestinement à Paris. Il m’avait pris en belle affection, et voulait absolument faire de moi son gendre. Il employa de vives instances pour que je le suivisse ; mais je m’y refusai : la nature de son ministère me répugnait. Autrement quelles différentes combinaisons dans mes destinées !

« Nous avions aussi des rapports directs avec presque toutes les cours. Les princes y avaient des envoyés, et en recevaient à Coblentz. Monseigneur comte d’Artois alla à Vienne, je crois, mais bien certainement à Pilnitz. La noblesse, en corps, écrivit à Catherine, dont nous reçûmes un ambassadeur, M. de Romanzoff. Cette impératrice voyait avec plaisir se former un orage dans le midi de l’Europe ; elle attisait volontiers un incendie qui pouvait lui devenir très favorable, sans qu’il lui en coûtât rien : aussi se montrait-elle chaude dans ses sentiments et passionnée dans ses promesses. Elle ne désespérait pas, dans cette circonstance, de rendre dupe Gustave III, dont la voisine activité lui était importune ; elle l’avait décidé, dit-on, à la croisade, en le flattant de s’en voir le généralissime. Je ne sais si ce prince, de beaucoup d’esprit et de talent, et bien certainement un aigle pour son temps, s’en laissait imposer : ce qu’il y a de vrai, c’est qu’il se montrait fort ardent pour notre cause, et qu’il annonçait le désir d’y combattre en personne. Quand il partit d’Aix-la-Chapelle pour aller prendre en Suède les dernières mesures à cet égard, je l’ai entendu, prenant congé de la princesse Lamballe, lui dire : « Vous me reverrez bientôt ; mais encore suis-je tenu, pour mon compte, à certaines démarches, à certains ménagements ; car mon rôle est des plus délicats. Sachez que moi, qui veux revenir combattre à la tête de vos aristocrates chez vous, je suis chez moi le premier démocrate du pays, etc. »

« Nous recevions même des envoyés de Louis XVI, qui présentaient des messages publics réprobateurs, et avaient des conférences confidentielles peut-être tout à fait différentes. Du moins agissions-nous comme s’il en