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En parlant de prêtres et de religion, la conversation a conduit l’Empereur à dire : « L’homme lancé dans la vie se demande : D’où viens-je ? Qui suis-je ? Où vais-je ? Ce sont autant de questions mystérieuses qui nous précipitent vers la religion. Nous courons au-devant d’elle, notre penchant naturel nous y porte ; mais arrive l’instruction qui nous arrête : l’instruction et l’histoire, voilà les grands ennemis de la vraie religion, défigurée par les imperfections des hommes. Pourquoi, se dit-on, celle de Paris n’est-elle pas celle de Londres ni de Berlin ? Pourquoi celle de Pétersbourg diffère-t-elle de celle de Constantinople ? celle-ci de celle de la Perse, du Gange et de la Chine ? Pourquoi celle des temps anciens n’est-elle pas celle d’aujourd’hui ? Alors la raison se replie douloureusement ; elle s’écrie : Religions ! religions ! Ô enfants des hommes !… On croit à Dieu parce que tout le proclame autour de nous, et que les plus grands esprits y ont cru, non seulement Bossuet, dont c’était le métier, mais encore Newton, Leibnitz, qui n’y avaient que faire ; mais on ne sait que penser de la doctrine qu’on nous enseigne, et nous nous retrouvons la montre qui va sans connaître son horloger… Et voyez un peu la gaucherie de ceux qui nous forment ; ils devraient éloigner de nous l’idée du paganisme et de l’idolâtrie, parce que leur absurdité provoque nos premiers raisonnements, et nous prépare à résister à la croyance passive ; et pourtant ils nous élèvent au milieu des Grecs et des Romains, avec leurs myriades de divinités. Tel a été pour mon compte, et à la lettre, la marche de mon esprit. J’ai eu besoin de croire, j’ai cru ; mais ma croyance s’est trouvée heurtée, incertaine, dès que j’ai su, dès que j’ai raisonné, et cela m’est arrivé d’aussi bonne heure qu’à treize ans. Peut-être croirai-je de nouveau aveuglément, Dieu le veuille ! je n’y résiste assurément pas, je ne demande pas mieux ; je conçois que ce doit être un grand et vrai bonheur.

« Toutefois, dans les grandes tempêtes, dans les suggestions accidentelles de l’immoralité même, l’absence de cette foi religieuse, je l’affirme, ne m’a jamais influencé en aucune manière, et je n’ai jamais douté de Dieu ; car si ma raison n’eût pas suffi pour le comprendre, mon intérieur ne l’adoptait pas moins. Mes nerfs étaient en sympathie avec ce sentiment.

« Lorsque je saisis le timon des affaires, j’avais déjà des idées arrêtées sur tous les grands éléments qui cohésionnent la société ; j’avais pesé toute l’importance de la religion ; j’étais persuadé, et j’avais résolu de la rétablir. Mais on croirait difficilement les résistances que j’eus