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ensuite apporter Corinne de madame de Staël, dont il a lu quelques chapitres. Il ne pouvait l’achever, disait-il. Madame de Staël s’était peinte si bien dans son héroïne qu’elle était venue à bout de la lui faire prendre en grippe. « Je la vois, disait-il, je l’entends, je la sens, je veux la fuir, et je jette le livre. Il me restait de cet ouvrage un meilleur souvenir que ce que j’éprouve aujourd’hui. Peut-être est-ce parce que dans le temps je le lus avec le pouce, comme dit fort ingénieusement M. l’abbé de Pradt, et non sans quelque vérité. Toutefois je persisterai, j’en veux voir la fin ; il me semble toujours qu’il n’était pas sans quelque intérêt. Je ne puis pardonner du reste à madame de Staël d’avoir ravalé les Français dans son roman. C’est assurément une singulière famille que celle de madame de Staël ! Son père, sa mère et elle, tous trois à genoux, en constante adoration les uns des autres, s’enfumant d’un encens réciproque pour la meilleure édification et mystification du public. Madame de Staël, toutefois, peut se vanter d’avoir surpassé ses nobles parents, lorsqu’elle a osé écrire que ses sentiments pour son père étaient tels qu’elle s’était surprise à se trouver jalouse de sa mère.

« Madame de Staël était ardente dans ses passions, continuait-il ; elle était furieuse, forcenée dans ses expressions. Voici ce que lisait la police durant sa surveillance. – Je suis loin de vous, écrivait-elle à son mari, apparemment. Venez à l’instant, je l’ordonne, je le veux, je suis à genoux… je vous implore !… Ma main est saisie d’un poignard !… Si vous hésitez, je me tue, je me donne la mort, et vous serez coupable de ma destruction. » C’était Corinne, tout à fait Corinne.

Elle avait accumulé, dans le temps, tous ses efforts, toutes ses ressources sur le général de l’armée d’Italie, disait l’Empereur ; elle lui avait écrit au loin sans le connaître ; elle le harcela présent. À l’en croire, c’était une monstruosité que l’union du génie à une petite insignifiante créole, indigne de l’apprécier ou de l’entendre, etc. Le général ne répondit malheureusement que par une indifférence qui n’est jamais pardonnée par les femmes, et n’est guère pardonnable en effet, disait-il en riant.

À son arrivée à Paris, il se trouva poursuivi du même empressement, continuait-il ; mais de sa part, même réserve, même silence. Madame de Staël cependant, résolue d’en tirer quelques paroles et de lutter avec le vainqueur de l’Italie, l’aborda debout au corps dans la grande fête que M. de Talleyrand, ministre des relations extérieures, donnait au général victorieux. Elle l’interpella au milieu d’un grand cercle, lui demandant