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rendre ces emprisonnements légaux ; je voulus les enlever au caprice, à l’arbitraire, à la haine, aux vengeances. Nul, par ma loi, ne pouvait plus être emprisonné, détenu comme prisonnier d’État, sans la décision de mon Conseil privé. Seize personnes le composaient, les premières, les plus indépendantes, les plus distinguées de l’État. Quelle petite passion eût osé se compromettre avec un tel tribunal ? Moi-même ne m’étais-je pas là interdit de la sorte la faculté d’une arrestation capricieuse ? Nul ne pouvait être détenu que pour une année, sans une nouvelle décision du Conseil privé ; il suffisait de quatre voix sur seize pour amener sa libération. Deux conseillers d’État allaient entendre ces prisonniers, et se trouvaient dès lors leurs avocats zélés au Conseil privé. Ces prisonniers avaient de plus pour eux la commission de la liberté individuelle du Sénat, dont on n’a ri dans le public que parce qu’elle ne faisait point d’étalage de ses efforts et de ses résultats ; mais elle a rendu de grands services ; car ce serait bien peu connaître les hommes que d’imaginer que les sénateurs, qui n’avaient rien à attendre des ministres, et qui rivalisaient d’importance avec eux, n’eussent pas fait usage de leurs prérogatives pour les importuner ou leur rompre en visière vis-à-vis de moi, s’ils en eussent trouvé une occasion flagrante. De plus, j’avais donné la surveillance des prisonniers et la police des prisons aux tribunaux, ce qui paralysait dès l’instant tout l’arbitraire des autres branches de l’administration et de ses nombreux agents subalternes[1].

« Après de telles précautions, je n’hésite pas à prononcer que, par la signature de ce décret, la liberté civile se trouvait assurée en France autant que possible. On méconnut ou l’on feignit de méconnaître cette vérité ; car nous autres Français il faut que nous murmurions de tout et toujours.

« Le vrai est que, lors de ma chute, les prisons d’État ne renfermaient guère que deux cent cinquante individus, et que j’en avais trouvé neuf mille en arrivant au consulat. Qu’on parcoure la liste de ce qu’on a dû y trouver, et que l’on cherche les causes et le motif de leur détention, on verra qu’il n’en est presque aucun qui n’eût mérité la mort, qui ne l’eût trouvée par un jugement, pour qui conséquemment la détention ne fût de ma part qu’un bienfait. Pourquoi ne

  1. On trouve sur les prisons d’État un article spécial et développé, au tome Ier, p 165 des Mémoires de Napoléon, publiés par les généraux Montholon et Gourgaud ; Paris, Bossange frères, 1823. Je pourrais m’autoriser souvent aujourd’hui du témoignage de ce précieux recueil ; et ce n’est pas une petite satisfaction pour moi, à mesure que les volumes paraissent, que de retrouver dans les propres dictées de Napoléon, qui, n’ayant eu lieu qu’après mon départ de Sainte-Hélène, m’étaient conséquemment inconnues, une foule d’objets que je me trouve avoir saisis au vol dans ses conversations, et avoir reproduits fidèlement avec une concordance parfaite.