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pays, vinrent à bout, à force de projets et de mémoires, de déterminer le gouvernement à chercher dans le secours de l’art ceux dont nous avait privés la nature ; et après beaucoup d’hésitation et de tâtonnement, on s’arrêta sur la baie de Cherbourg, qu’il s’agissait d’abriter à l’aide d’une immense digue jetée dans la mer. Par là nous devions obtenir aux portes mêmes de l’ennemi une rade artificielle où nos vaisseaux pourraient à toute heure et par tous les vents courir sur lui ou échapper à sa poursuite.

« C’était une magnifique et glorieuse entreprise, disait l’Empereur, bien forte pour le faire et pour les finances de l’époque. On imagina de former la digue par d’immenses cônes construits à vide dans le port, et remorqués ensuite jusque sur leur emplacement, où ils étaient immergés à force de pierres dont on les remplissait[1], ce qui du reste était fort ingénieux. Louis XVI vint honorer ces opérations de sa présence ; il quitta Versailles, et ce fut un grand évènement. Dans ces temps-là un roi de France ne quittait jamais sa demeure ; ses excursions n’allaient pas au-delà d’une partie de chasse ; les rois ne couraient pas comme aujourd’hui ; et je crois bien, ajoutait l’Empereur, que moi je n’ai pas peu contribué à les mobiliser.

Toutefois, comme il fallait bien que les choses portassent le cachet du temps, voilà la discussion interminable, la rivalité éternelle de la terre et de la mer qui va son train. On eût dit à cet égard qu’en France il y avait deux rois, ou que celui qui régnait avait deux intérêts et devait avoir deux volontés, ce qui faisait plutôt qu’il n’en avait aucune. Ici, il ne s’agissait que de la mer, et pourtant l’on prononça pour la terre, non pour la bonté de ses raisons, mais par la priorité de ses droits ; et où il s’agissait du sort de l’empire, on ne vit sans doute qu’une affaire de hiérarchie, et par cela seul le grand but, la magnifique entreprise se trouva manquée. La terre s’établit à l’île Pelée, et au fort Querqueville : elle n’était appelée là que comme auxiliaire de la digue, qui était elle-même l’affaire principale ; mais, au lieu de cela, la terre commença par s’asseoir, et força ensuite la digue de se subordonner à sa bienséance, de se placer, de se courber selon son tir. Qu’arriva-t-il ? C’est que l’abri qu’on créait et qui devait être calculé pour recevoir la masse de nos flottes, soit qu’il s’agît de frapper au cœur de l’ennemi, soit que le hasard les y fît prendre

  1. Ces cônes, de soixante pieds de hauteur, avaient cent quatre pieds de diamètre à leur base et soixante à leur sommet.