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Anecdotes sur le 18 brumaire – Siéyes – Grand électeur – Cambacérès – Lebrun, etc..


Vendredi 5.

Le temps était délicieux. L’Empereur a fait au galop deux tours en calèche. J’étais seul avec lui. Il m’a beaucoup parlé de mon fils, de son avenir, avec un intérêt et une bonté qui me remplissaient le cœur. Il disait que, vu son âge, cette circonstance de Sainte-Hélène était sans prix pour le reste de sa vie ; que son moral s’y serait trouvé en serre chaude, etc., etc.

Après dîner, l’Empereur est revenu sur le 18 brumaire, et nous l’a raconté avec une infinité de petits détails. Comme il l’a dicté depuis longtemps au général Gourgaud, c’est là que je renverrai pour la masse de l’évènement. Je n’en vais donner ici que quelques traits ou accessoires qui ne s’y trouveront sans doute pas.

La situation de Napoléon, à son retour d’Égypte, fut unique. Il s’était vu aussitôt sollicité par tous les partis, et avait reçu tous leurs secrets. Il en était trois bien distincts : le Manège, dont un général fort connu, Bernadotte, était un des chefs ; les Modérés, conduits par Siéyes, et les Pourris, disait-il, ayant Barras à leur tête.

La détermination que prit Napoléon de s’associer aux Modérés lui fit courir de grands dangers, disait-il. Avec les Jacobins il n’en eût couru aucun ; ils lui avaient offert de le nommer dictateur : « Mais après avoir vaincu avec eux, disait l’Empereur, il m’eût fallu presque aussitôt vaincre contre eux. Un club ne supporte point de chef durable, il lui en faut un pour chaque passion. Or, se servir un jour d’un parti, pour l’attaquer le lendemain, de quelque prétexte que l’on s’enveloppe, c’est toujours trahir ; ce n’était pas dans mes principes.

« Mon cher, me disait l’Empereur dans un autre moment, après avoir parcouru de nouveau l’évènement de brumaire, il y a loin de là, vous en conviendrez, à la conspiration de Saint-Réal, qui offre bien plus d’intrigues et bien moins de résultats : la nôtre ne fut que l’affaire d’un tour de main. Il est sûr, ajoutait-il, que jamais plus grande révolution ne causa moins d’embarras, tant elle était désirée ; aussi se trouva-t-elle couverte des applaudissements universels.

« Pour mon propre compte, toute ma part dans le complot d’exécution se borna à réunir à une heure fixe la foule de mes visiteurs, et à marcher à leur tête pour saisir la puissance. Ce fut du seuil de ma porte, du haut de mon perron, et sans qu’ils en eussent été prévenus d’avance, que je les conduisis à cette conquête ; ce fut au milieu de leur brillant cortège ; de leur vive allégresse, de leur ardeur unanime