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ouvrage ; elles serviront à prévenir quelques reproches ou objections qu’on serait tenté d’élever sur le manque d’ordre, l’insuffisance et le peu de fini d’objets aussi essentiels. C’est que, si je ne l’ai déjà dit, en conversation publique ou privée avec l’Empereur, je ne me suis jamais permis aucune observation ou demande d’éclaircissements, lors même qu’ils m’ont semblé les plus nécessaires ; je me sentais cette réserve commandée :

1° Par le respect et la bienséance ;

2° Par la crainte d’interrompre une conversation constamment précieuse ;

3° Par l’espoir de prendre la vérité, pour ainsi dire, au vol, et de la saisir de la sorte plus naturellement ;

4° Par la persuasion d’être à demeure maintenant et pour toujours auprès de l’Empereur ; la certitude par là qu’avec le temps j’entendrais mentionner de nouveau les mêmes objets qui se redresseraient et se compléteraient d’eux-mêmes ;

5° Parce que l’Empereur devait, avec le temps, voir lui-même mon Journal, et que je ne doutais pas qu’encouragé parce qu’il y trouverait déjà sur ces divers objets, il ne les convertît en dictées régulières ; je ne les ai pas eues, et par là, de quels morceaux nous demeurons privés !

6° Enfin, et ceci a été un de mes grands motifs, c’est que l’Empereur, arrivé parfois dans le cours de longues conversations tout à fait familières à des objets de la plus haute importance, ne racontait pas néanmoins pour m’apprendre, mais le plus souvent par désœuvrement, seulement pour causer ; et l’on eût pu dire par forme de rabâchage, s’il était permis d’appliquer une telle expression à une telle personne et à de tels objets. Il s’en entretenait avec moi comme si j’eusse dû les connaître aussi bien que lui-même.

Or, j’étais tout à fait étranger à ses grands projets, à ses hautes conceptions, circonstance d’ailleurs que je me suis convaincu plus tard ici m’être commune avec la plupart de ceux qui, lors de sa puissance, l’approchaient davantage, voire même ses ministres ; aussi lui arrivait-il quelquefois, soit que ma figure exprimât trop l’étonnement, soit que revenant à lui, et sachant bien ce qu’il en était, de me dire : « Mais cela est peut-être neuf pour vous ? » À quoi je n’avais rien de mieux à répondre, pour être vrai, que : « Oui, Sire, et tout à fait, pour la plus grande partie. » Qu’eût-ce donc été si, dans ces occasions inappréciables, j’eusse été gauchement l’interrompre pour lui faire apercevoir que j’avais de la peine à le suivre ou à l’entendre ! je n’eusse pas manqué