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« Vous avez été émigré, vous n’auriez jamais eu mon entière confiance ; je savais que vous aviez été très attaché aux Bourbons, vous n’auriez jamais été dans les grands secrets. – Mais, Sire, Votre Majesté m’avait admis auprès de sa personne, elle m’avait fait entrer dans son Conseil d’État, elle m’avait donné des missions. – C’est que je m’étais fait de vous l’idée d’un honnête homme, je ne suis pas défiant non plus : sans savoir pourquoi, je vous regardais comme très pur en fait d’argent. Si vous étiez venu me dire un mot lors de votre affaire de licences, je vous eusse donné raison à l’instant ; mais, je le répète, je ne vous eusse mis dans aucune affaire politique. – Quel danger, Sire, n’ai-je donc pas couru quand, à Paris et en Hollande, les Anglais situés vis-à-vis de nous comme nous le sommes aujourd’hui à Sainte-Hélène vis-à-vis d’eux, je n’hésitai pas, vu mes anciens rapports, et en dépit de vos règlements, de faire passer leurs lettres quand je les avais lues, et qu’elles ne me présentaient aucun inconvénient ! De quel danger, d’après vos idées, n’eût pas été pour moi une dénonciation du ministre de la police à ce sujet ! et pourtant je ne croyais en cela que faire un usage naturel et discrétionnaire des dignités auxquelles m’avait élevé Votre Majesté, de la confiance qu’elle m’avait accordée. J’étais si fort dans ma conscience, si droit dans mes intentions, que je me croyais au-dessus de ces lois, je ne les croyais pas faites pour moi. – Eh bien ! je l’eusse compris, je l’aurais même cru, disait l’Empereur, si vous vous étiez exprimé ainsi ; car personne au monde n’entendait plus facilement raison que moi, et c’est précisément de la sorte que j’aurais voulu être servi ; et pourtant il est certain que vous eussiez été perdu, parce que tout eût parlé contre vous. Voilà la fatalité des circonstances et l’un des malheurs de ma situation. De plus, quand j’avais pris un préjugé, il me demeurait : c’était encore le malheur de ma place et de mes circonstances ; pouvais-je faire autrement ? avais-je du temps pour des explications ? Je ne pouvais agir qu’avec des sommaires et des extraits ; j’étais bien sûr que je pouvais me tromper souvent ; mais comment faire ? En est-il beaucoup qui aient mieux fait que moi ?

« – Sire, continuais-je, j’éprouvais un chagrin secret : Votre Majesté ne me disait jamais rien à ses cercles ni à ses levers, elle me passait toujours, et pourtant ne manquait jamais de parler de moi à ma femme quand j’étais absent. J’en étais à douter quelquefois que je fusse bien connu de vous, ou à craindre, surtout dans les derniers temps, que Votre Majesté n’eût quelque chose contre moi. – En aucune manière, cela, disait-il ; si je parlais de vous absent, c’est que j’avais pour prin-