Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome I.djvu/750

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

avaient pas blessé le cœur ; soient ces choses réunies, ou toute autre dont je ne me rends pas compte, ou bien peut-être encore cette disposition si forte, si naturelle à s’attacher à ses semblables, et à se créer des liens sociaux, toujours est-il certain que nous ne nous trouvâmes pas indifférents à ce départ ; il nous semblait que nous perdions quelque chose.

L’Empereur avait eu une très mauvaise nuit : il a mis les pieds dans l’eau pour soulager un grand mal de tête.

Il est sorti vers une heure pour se promener dans le jardin, tenant le premier volume d’un ouvrage anglais sur sa vie. Il le parcourait en marchant. L’auteur se donnait pour moins malintentionné que Goldsmith. Il renfermait moins de saletés, il est vrai ; mais c’étaient encore les mêmes inventions ou la même ignorance, les mêmes contes, les mêmes faussetés. Il lisait l’article de son enfance, ou des premières années de son collège. Tout y était imaginaire et controuvé ; ce qui lui fit me dire que j’avais eu bien raison d’insister pour que tous ces objets se trouvassent en tête de la campagne d’Italie, que ce qu’il lisait en ce moment l’y décidait plus que jamais.

Pour comprendre ceci, je dois dire, ce que j’ai toujours négligé de faire, que la campagne d’Italie dictée, les chapitres réglés et finis, l’Empereur s’était montré très incertain sur la manière d’entrer en matière. Il avait varié beaucoup et souvent, tournant autour de trois ou quatre idées qu’il abandonnait et reprenait tour à tour. Quelquefois il voulait commencer par quelques entreprises insignifiantes dont il avait fait partie avant le siège de Toulon ; une expédition manquée sur la Sardaigne, etc. Quelquefois encore il voulait mettre en tête les premiers commencements de notre révolution, l’état de l’Europe et les mouvements de nos armées. Je combattais toujours ces idées ; cela devait le mener trop loin, disais-je. Il avait commencé par me dicter le siège de Toulon, et c’était là, soutenais-je constamment, le véritable point de départ, l’ordre naturel, car ce n’était pas, remarquai-je, une histoire qu’il voulait entreprendre, mais bien ses mémoires particuliers. Or, dans ce bel épisode des siècles, il devait, disais-je, apparaître tout à coup sur la scène et sur le premier plan qu’il était destiné à ne jamais plus quitter. C’était à moi, éditeur, à consacrer dans une introduction de ma façon tous les détails des premières années et des temps antérieurs à celui où lui Napoléon prenait la parole. Il goûta enfin cette idée, l’exposa, la débattit un jour à table, et prononça qu’il s’y arrêtait. Voilà l’historique de la forme des campagnes d’Italie, et ce à quoi l’Empereur faisait allusion plus haut.