Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome I.djvu/745

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

lors des désastres ; qui alors eût osé nous aborder ? Dans une de ces séances, l’Empereur eut un mouvement fort chaud, fort remarquable. Un membre (M. Malouet) employait beaucoup de circonlocutions peu favorables à cette organisation. L’Empereur lui adressa sa phrase habituelle. « Parlez hardiment, Monsieur, ne mutilez pas votre pensée, dites-la tout entière ; nous sommes ici entre nous. » L’orateur alors déclara que cette mesure alarmait tout le monde, que chacun frémissait de se voir classé, dans la persuasion que, sous le prétexte de la défense intérieure, on ne s’occupait que du moyen de les transporter au-dehors. « Eh bien ! à la bonne heure, dit l’Empereur, je vous comprends à présent. Mais, Messieurs, dit-il en s’adressant à tout le Conseil, vous êtes tous pères de famille, jouissant d’une grande fortune, exerçant des emplois importants ; vous devez avoir une immense clientèle ; vous devez être bien gauches ou bien peu soigneux, si, avec tous ces avantages, vous n’exercez pas une grande influence d’opinion. Or, comment se fait-il que vous, qui me connaissez si bien, me laissiez si peu connu ! Et depuis quand m’avez-vous vu employer la ruse et la fraude dans mon système de gouvernement ? Je ne suis point timide, et n’ai point l’usage des voies obliques. Si j’ai un défaut, c’est de m’expliquer trop vertement, trop laconiquement peut-être ; je me contente de prononcer ; j’ordonne, parce que je m’en repose ensuite, pour les formes et les détails, sur les intermédiaires qui exécutent ; et Dieu sait si, sur ce point, j’ai beaucoup à me louer ! Si donc j’avais besoin de monde, je le demanderais hardiment au Sénat qui me l’accorderait ; et si je ne l’obtenais de lui, je m’adresserais au peuple même, que vous verriez marcher avec moi. Je vous étonne peut-être, car vous semblez parfois ne pas vous douter du véritable état des choses. Sachez que ma popularité est immense, incalculable ; car, quoi qu’on en veuille dire, partout le peuple m’aime et m’estime ; son gros bon sens l’emporte sur toute la malveillance des salons et la métaphysique des niais. Il me suivrait en opposition de vous tous. Cela vous étonne encore, et pourtant il en serait ainsi ; c’est qu’il ne connaît que moi : c’est par moi qu’il jouit sans crainte de tout ce qu’il a acquis ; c’est par moi qu’il voit ses frères, ses fils, indistinctement avancés, décorés, enrichis ; c’est par moi qu’il voit ses bras facilement et toujours employés, ses sueurs accompagnées de quelques jouissances. Il me trouve toujours sans injustice, sans préférence. Or il voit, il touche, comprend tout cela et rien de plus, rien surtout de la métaphysique ; non que je repousse les vrais, les grands principes, le Ciel m’en pré-