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gagnerait d’immenses salaires fort onéreux, et souvent au moins très inutiles. Pourquoi voudrait-on soustraire les ambassadeurs à toute juridiction ? Ils ne doivent être envoyés que pour être agréables, pour entretenir un échange de bienveillance et d’amitié entre les souverains respectifs. S’ils sortent de ces limites, je voudrais qu’ils rentrassent dans la classe de tous, dans le droit commun. Je ne saurais admettre tacitement qu’ils pussent être auprès de moi à titre d’espions à gages, ou bien alors je suis un sot, et je mérite tout le mal qu’il peut m’en arriver. Seulement il s’agit de s’entendre et de le proclamer d’avance, afin de ne pas tomber dans l’inconvénient de violer ce qu’on est convenu d’appeler jusqu’ici le droit des gens et les habitudes reçues. »

« Au plus fort d’une crise célèbre, disait-il, on vint m’avertir qu’un grand personnage (M. le comte d’Artois), venu furtivement de Londres, s’était réfugié chez M. de Cobentzel, et s’y croyait à l’abri sous les immunités de cet ambassadeur d’Autriche. Je mandai M. de Cobentzel pour connaître le fait, et lui déclarer qu’il serait malheureux qu’il en fût ainsi ; car un puéril usage ne serait rien à mes yeux contre le salut d’une nation ; que je n’hésiterais pas à faire saisir le coupable et son recéleur privilégié, à les livrer tous deux à un tribunal, et à les faire exécuter : et je l’aurais fait, Messieurs, ajouta-t-il fièrement en élevant la voix. On le savait bien, aussi on ne s’y frottait pas. » Ces paroles me parurent terribles alors, mais aujourd’hui que je connais si bien Napoléon, je suis sûr qu’elles étaient prononcées bien moins pour le personnage qu’elles concernaient que pour nous tous qui écoutions.

L’Empereur, longtemps avant son expédition de Russie, un ou deux ans peut-être, avait voulu établir dès lors un classement militaire de la nation. Il fut lu au Conseil d’État jusqu’à quinze ou vingt rédactions de l’organisation des trois bans de la garde nationale en France. Le premier, celui des jeunes gens, était d’aller jusqu’à la frontière ; le second, celui de l’âge mitoyen et des hommes mariés, ne sortait pas du département ; enfin le dernier, celui des hommes âgés, demeurait uniquement à la défense de la ville. L’Empereur, qui y tenait beaucoup, y revint souvent, et dit de très belles choses extrêmement patriotiques ; mais il y eut constamment dans tout le Conseil une défaveur marquée, une opposition sourde et inerte. Les affaires marchaient, et l’Empereur, attiré par d’autres objets, vit échapper ce plan que sa prévoyance calculait sans doute pour notre salut ; et qui l’eût été en effet ! Par ce plan plus de deux millions d’individus se seraient trouvés classés, armés