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suffisamment éclaircie, il faisait un résumé toujours lumineux, souvent neuf et piquant, concluait et mettait aux voix.

J’ai dit ailleurs de quelle liberté on jouissait dans ces délibérations. L’ardeur, s’animant par degrés, devenait parfois extrême, et souvent les discussions se prolongeaient outre mesure, surtout lorsque l’Empereur, s’occupant probablement d’autre chose, semblait, par distraction ou autrement, y être devenu étranger ; alors d’ordinaire il promenait sur la salle un œil incertain, ou mutilait les crayons avec son canif, ou piquait avec ce même canif le tapis de sa table, ou le bras de son fauteuil, ou bien encore usait son crayon ou sa plume à des griffonnages ou à des traits bizarres, qui, à son départ, devenaient l’objet de la convoitise des jeunes gens, qui se les arrachaient ; et il fallait voir alors, si par hasard il y avait tracé quelque nom de pays ou de capitale, les inductions à perte de vue qu’on cherchait à en tirer.

Quelquefois aussi, comme l’Empereur venait au Conseil précisément après avoir mangé, et souvent après de grandes fatigues du matin, il lui arrivait d’arrondir son bras sur la table, d’y poser sa tête et de s’endormir. L’archichancelier se saisissait, dès cet instant, de la délibération, qui allait toujours son train, et que l’Empereur, à son réveil, reprenait au point où elle se trouvait, si même elle n’était terminée et remplacée par une nouvelle. Il arrivait encore très souvent à l’Empereur de demander un verre d’eau et du sucre ; et à cet effet, et pour son usage, il se trouvait toujours sur l’une des tables de la chambre voisine, et hors de toute précaution, tout ce qui était nécessaire.

L’Empereur avait l’habitude, comme l’on sait, de prendre du tabac à chaque instant ; c’était en lui une espèce de manie exercée la plupart du temps par la distraction. Sa tabatière se trouvait bientôt vide, et il n’en continuait pas moins d’y puiser à chaque instant, ou de la porter constamment tout ouverte à son nez, surtout quand il avait lui-même la parole. C’était alors aux chambellans qui s’étaient faits le plus à son service, ou qui y mettaient le plus de recherche, à lui soustraire cette tabatière vide pour y en substituer une pleine ; car il existait une grande émulation de soins, de galanterie parmi les chambellans favorisés du service habituel près de l’Empereur, service extrêmement envié. C’était, du reste, à peu près toujours les mêmes, soit qu’ils s’intriguassent beaucoup pour y demeurer, soit qu’il fût naturellement plus agréable à l’Empereur de voir continuer un service déjà goûté. Au demeurant, c’était le grand maréchal Duroc qui arrêtait toutes ces dispositions.