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table. Ils passèrent ensemble quelques jours dans le charme d’une intimité parfaite et les communications les plus familières de la vie privée. « C’étaient deux jeunes gens de bonne compagnie, disait l’Empereur, dont les plaisirs en commun n’auraient eu rien de caché l’un pour l’autre. »

Napoléon avait fait venir à Erfurt tout ce que notre scène française comptait de plus distingué. Une actrice fort connue, l’une des jeunes premières, attira l’attention de son hôte, qui eut un moment la fantaisie de faire sa connaissance. Il demandait à son compagnon s’il ne pouvait y avoir aucun inconvénient. « Nul, répondit celui-ci ; seulement, ajouta-t-il avec intention, c’est un moyen sûr et rapide pour que vous soyez bientôt connu de tout Paris. Après-demain, jour de poste, partiront les plus petits renseignements, et, sous peu, il n’y a pas de statuaire à Paris qui ne pût facilement modeler votre personne de la tête aux pieds. » Le danger d’une telle publicité calma sur-le-champ l’ardeur naissante ; car le soupirant, disait Napoléon, se montrait fort circonspect sur cet article, et sans doute, remarquait-il gaiement, par la crainte de l’adage connu : Quand le masque tombe, le héros s’évanouit.

Si l’Empereur l’eût voulu, Alexandre, assurait-il, lui eût certainement donné sa sœur en mariage ; sa politique l’y eût déterminé, si même son inclination n’y avait pas été. Il fut saisi en apprenant le mariage avec l’Autriche, et s’écria : « Me voilà renvoyé au fond de mes forêts ! » S’il sembla tergiverser d’abord, c’est qu’il lui fallait quelque temps pour prononcer ; sa sœur était bien jeune, et puis il fallait le consentement de sa mère. Le testament de Paul le voulait ainsi, et l’impératrice mère était des plus passionnées contre Napoléon. Livrée d’ailleurs à toutes les absurdités, aux contes ridicules qu’on s’était plu à répandre sur sa personne : « Comment, disait-elle, marierai-je ma fille à un homme qui ne peut être le mari de personne ? Un autre homme viendra donc dans le lit de ma fille, si l’on veut en avoir des enfants ? elle n’est pas faite pour cela. – Ma mère, lui disait Alexandre, pouvez-vous bien vous nourrir des libelles de Londres et des lazzis des salons de Paris ? Si c’est là toute la difficulté, s’il n’y a que cela qui vous embarrasse, moi je vous le cautionne, et beaucoup d’autres pourront vous le cautionner avec moi.

Si l’affection d’Alexandre a été sincère pour moi, disait encore l’Empereur, c’est l’intrigue qui me l’a aliéné. Des intermédiaires, Metternich ou autres, à l’instigation de Talleyrand, ou même ce dernier directement, n’ont cessé, en temps opportun, de lui citer les ridicules dont je l’avais accablé, disaient-ils, l’assurant qu’à Tilsit et