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fus complètement étranger à toutes les intrigues intérieures de sa cour, que je ne manquai de parole ni à Charles IV ni à Ferdinand VII ; que je ne rompis aucun engagement vis-à-vis du père ni du fils ; que je n’employai point de mensonge pour les attirer tous deux à Bayonne, mais qu’ils y accoururent à l’envi l’un de l’autre. Quand je les vis à mes pieds, que je pus juger par moi-même de toute leur incapacité, je pris en pitié le sort d’un grand peuple, je saisis aux cheveux l’occasion unique que me présentait la fortune pour régénérer l’Espagne, l’enlever à l’Angleterre et l’unir intimement à notre système. Dans ma pensée, c’était poser une des bases fondamentales du repos et de la sécurité de l’Europe. Mais loin d’y employer d’ignobles, de faibles détours, comme on l’a répandu, si j’ai péché, c’est au contraire par une audacieuse franchise, par un excès d’énergie. Bayonne ne fut pas un guet-apens, mais un immense, un éclatant coup d’État. Quelque peu d’hypocrisie m’eût sauvé, ou bien encore si j’avais voulu seulement abandonner le prince de la Paix à la fureur du peuple ; mais l’idée m’en parut horrible ; il m’eût semblé recueillir le prix du sang ; et puis il est vrai de dire encore que Murat m’a beaucoup gâté tout cela…

« Quoi qu’il en soit, je dédaignais les voies tortueuses et communes, je me trouvais si puissant !… J’osai frapper de trop haut. Je voulus agir comme la Providence qui remédie aux maux des mortels par des moyens à son gré, parfois violents, et sans s’inquiéter d’aucun jugement.

« Toutefois j’embarquai fort mal toute cette affaire, je le confesse ; l’immoralité dut se montrer par trop patente, l’injustice par trop cynique, et le tout demeure fort vilain, puisque j’ai succombé ; car l’attentat ne se présente plus dès lors que dans sa hideuse nudité et privé de tout le grandiose, des nombreux bienfaits qui remplissaient mon intention. La postérité l’eût préconisé pourtant si j’avais réussi, et avec raison peut-être, à cause de ses grands et heureux résultats : tel est le sort et le jugement dans les choses d’ici-bas ! ! !… Mais, je le répète, il n’y eut ni manque de foi, ni perfidie, ni mensonge ; bien plus, il n’y avait nulle occasion pour cela. » Et ici l’Empereur a repris dans son entier et dans son principe tout l’historique de l’affaire d’Espagne, répétant beaucoup de choses déjà dites plus haut.

« Deux partis, disait l’Empereur, divisaient la cour et la famille régnante : l’un était celui du monarque, aveuglément gouverné par son favori, le prince de la Paix, lequel s’était fait le véritable roi. L’autre était celui de l’héritier présomptif, conduit par son précepteur, Escoi-