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autels dans toutes les églises, Grégoire en élevait un dans sa chambre, et y disait la messe chaque jour. Du reste, ajoutait l’Empereur, le lot de celui-ci est tout trouvé. S’ils le chassent de France, il doit aller se réfugier à Saint-Domingue. L’ami, l’avocat, le panégyriste des nègres, sera un Dieu, un saint parmi eux. »

De là, la conversation est passée naturellement à Saint-Domingue. Dans ma jeunesse, j’avais vu cette colonie au plus haut point de sa splendeur. L’Empereur m’a questionné beaucoup, et s’est informé de tous les détails de cette époque éloignée.

« Après la restauration, disait l’Empereur, le gouvernement français y avait envoyé des émissaires et des propositions qui avaient fait rire les nègres. Pour moi, ajouta-t-il, à mon retour de l’île d’Elbe, je me fusse accommodé avec eux : j’eusse reconnu leur indépendance, je me fusse contenté de quelques comptoirs, à la manière des côtes d’Afrique, et j’eusse tâché de les rallier à la mère patrie et d’établir avec eux un commerce de famille, ce qui, je pense, eût été facile à obtenir.

« J’ai à me reprocher une tentative sur cette colonie lors du consulat. C’était une grande faute que d’avoir voulu la soumettre par la force ; je devais me contenter de la gouverner par l’intermédiaire de Toussaint. La paix n’était pas encore assez établie avec l’Angleterre. Les richesses territoriales que j’eusse acquises en la soumettant n’auraient enrichi que nos ennemis. » L’Empereur avait d’autant plus à se reprocher cette faute, disait-il, qu’il l’avait vue et qu’elle était contre son inclination. Il n’avait fait que céder à l’opinion du Conseil d’État et à celle de ses ministres, entraînés par les criailleries des colons, qui formaient à Paris un gros parti, et qui de plus, ajoutait-il, étaient presque tous royalistes et vendus à la faction anglaise.

L’Empereur assurait que l’armée qui y fut envoyée n’était que de seize mille hommes, et qu’elle était suffisante. Si l’expédition manqua, ce fut purement par des circonstances accidentelles, comme la fièvre jaune, la mort du général en chef, surtout les fautes qu’il commit, une nouvelle guerre, etc.

« L’arrivée du capitaine général Leclerc, disait l’Empereur, fut suivie d’un succès complet ; mais il ne sut pas s’en assurer la durée. S’il avait suivi les instructions secrètes que je lui avais adressées moi-même, il eût sauvé bien des malheurs et se fût épargné de grands chagrins. Je lui ordonnais, entre autres choses, de s’associer les hommes de couleur pour mieux contenir les noirs ; et, aussitôt après la soumission de la colonie, d’envoyer en France tous les généraux et