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simples individus ; et il le faisait avec un grand éclat, pour qu’on en demeurât frappé davantage ; mais ses colères publiques, dont on a fait tant de bruit, n’étaient que feintes et factices. L’Empereur disait qu’il avait prévenu par là bien des fautes et s’était épargné beaucoup de châtiments.

Un jour, dans une des grandes audiences, il attaqua un colonel avec la plus grande chaleur et tout à fait avec l’accent de la colère, sur de légers désordres commis par son régiment envers les habitants du pays qu’il venait de traverser en rentrant en France ; et comme le colonel, pensant la punition fort au-dessus de la faute commise, cherchait à se disculper et y revenait souvent, l’Empereur lui disait à voix basse sans discontinuer la mercuriale publique : « C’est bien ; mais taisez-vous. Je vous crois ; mais demeurez tranquille… » Et plus tard, en le revoyant seul, il lui dit : « C’est que je fustigeais en vous des généraux qui vous entouraient, et qui, si je me fusse adressé directement à eux, se seraient trouvés mériter la dernière dégradation, peut-être davantage. »

Mais si l’Empereur attaquait de la sorte en public, il lui arrivait parfois aussi de se voir attaqué à son tour : j’ai été témoin de plusieurs exemples.

Un jour, à Saint-Cloud, à la grande audience du dimanche, et précisément à mon côté, un sous-préfet ou autre fonctionnaire piémontais, l’air égaré, et tout hors de lui, l’interpelle de la voix la plus élevée, lui demandant justice sur sa destitution, soutenant qu’il avait été faussement accusé et condamné. « Allez trouver mes ministres, lui répondit l’Empereur. – Non, Sire, c’est par vous que je veux être jugé. – Je ne le saurais ; je n’en ai point le temps ; j’ai à m’occuper de tout l’empire, et mes ministres sont institués pour s’occuper des individus. – Mais ils me condamneront toujours. – Et pourquoi ? – Parce que tout le monde m’en veut. – Et pourquoi encore ? – Parce que je vous aime. Il suffit qu’on vous soit attaché pour qu’on devienne en horreur à tout le monde. – Ce que vous dites là est bien fort, Monsieur, dit l’Empereur avec calme ; j’aime à croire que vous vous trompez. » Et il passa tranquillement au voisin, tandis que nous en demeurions déconcertés, et en étions devenus rouges d’embarras. Une autre fois, à une parade, un jeune officier, aussi tout hors de lui, sort des rangs pour se plaindre qu’il est maltraité, dégradé ; qu’on a été injuste à son égard, qu’on lui a fait éprouver des passe-droits, et qu’il y a cinq ans qu’il est lieutenant sans pouvoir obtenir d’avancement. « Calmez-vous, lui dit