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main, l’hôtel de Luynes, qu’il en disait la métropole ; et il a raconté l’exil de madame de Chevreuse. Il l’avait menacée maintes fois, et pour des torts réels, pour de véritables insolences, assurait-il. Un jour, poussé à bout, il lui avait dit : « Madame, dans vos maximes et dans vos doctrines féodales, vous vous prétendez les seigneurs de vos terres ; eh bien ! moi, d’après vos principes, je me dis le seigneur de la France, et Paris est mon village. Or, je n’y souffre personne qui veuille m’y déplaire. Je vous juge par vos propres lois ; sortez-en, et n’y rentrez jamais. » L’Empereur, en l’exilant, s’était promis d’être inflexible pour son retour, parce qu’il avait beaucoup supporté avant de punir, et qu’il fallait, disait-il, un exemple sévère qui épargnât le besoin de le répéter sur d’autres. C’était là un de ses grands principes.

Je disais à l’Empereur que j’avais été fort souvent à l’hôtel de Luynes, que j’avais beaucoup connu madame de Chevreuse et sa belle-mère, à laquelle je demeurais toujours fort attaché. Celle-ci avait fait preuve d’une rare et constante affection pour sa belle-fille, ayant voulu partager son exil et l’ayant suivie dans tous ses voyages. Dans ma mission en Illyrie, je les rencontrai de nuit dans une auberge au pied du Simplon, et ce fut pour elles une véritable joie, une bonne fortune inattendue que de pouvoir se procurer au milieu du désert les plus petits détails de Paris et de la cour : c’était l’avidité de Fouquet aux récits de Lauzun ; car l’éloignement de la capitale était devenu pour elles une véritable mort, et elles en étaient au désespoir.

Enfin j’ajoutais que j’avais vu l’hôtel de Luynes pendant longtemps, sinon conquis, du moins calmé, et peut-être moins qu’indifférent. Les désastres inattendus avaient tout réveillé.

Quant à madame de Chevreuse, jolie, spirituelle, aimable, presque un peu plus que bizarre, elle avait été sans doute poussée par l’appât de la célébrité et par l’essaim de ses courtisans ou de ses adorateurs : « J’entends, reprit l’Empereur, elle espérait recommencer la Fronde ; mais moi je n’étais pas un roi mineur. »

Le brick le Musquito, parti d’Angleterre le 23 mars, est arrivé avec les journaux français jusqu’au 5 mars, et ceux de Londres jusqu’aux 21. Rentrant dans son cabinet, l’Empereur m’a dit de le suivre. Il y a lu le Journal des Débats. Pendant cette lecture, il m’a été remis de la part du grand maréchal, pour l’Empereur, une lettre venant de l’Europe. Je la lui ai remise ; il l’a lue une fois, a soupiré ; il l’a relue encore, l’a déchirée et jetée sous la table : elle était arrivée ouverte !… Il s’est remis à sa lecture des journaux, puis, s’interrompant tout à coup au bout de