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« Ce sénateur a pu vouloir m’injurier, disait l’Empereur, mais il faisait là un grand compliment aux Corses. Il disait vrai ; jamais les Romains n’achetaient d’esclaves corses ; ils savaient qu’on n’en pouvait rien tirer ; il était impossible de les plier à la servitude. »

Lors de la guerre de la liberté en Corse, quelqu’un proposa le singulier plan de couper ou de brûler tous les châtaigniers, dont le fruit faisait la nourriture des montagnards : « Vous les forcerez, disait-il, à descendre dans la plaine vous demander la paix et du pain. » Heureusement, disait l’Empereur, que c’était de ces plans inexécutables qui ne sont quelque chose que sur le papier. Par un sentiment contraire, Napoléon, dans ses premières années, déclamait constamment contre les chèvres, qui sont nombreuses dans l’île, et causent de grands dégâts aux arbres. Il voulait qu’on les extirpât entièrement. Il avait à ce sujet des prises terribles avec le vieil archidiacre son oncle, qui en possédait de nombreux troupeaux et les défendait en patriarche. Dans sa fureur, il reprochait à son neveu d’être un novateur, et accusait les idées philosophiques du péril de ses chèvres.

Paoli mourut fort vieux à Londres ; il vit Napoléon Premier Consul et Empereur, et le chagrin de celui-ci est de ne pas l’avoir rappelé près de lui. « C’eût été une grande jouissance pour moi, un vrai trophée, disait-il ; mais, entraîné par les grandes affaires, j’avais rarement le temps de me livrer à mes sentiments personnels. »

Au retour de l’Empereur, en 1815, Joseph, à l’arrivée de Lucien à Paris, conseilla à l’Empereur de l’envoyer gouverneur général en Corse : cela avait même été résolu ; l’importance et la précipitation des évènements l’ont empêché. S’il en avait été ainsi, disait l’Empereur, il y fût demeuré le maître ; cela eût offert de grandes ressources à nos patriotes persécutés. À combien de malheureux la Corse n’eût-elle pas servi d’asile ! Du reste, il répétait qu’il avait peut-être fait une faute, en abdiquant, de ne pas s’être réservé la souveraineté de la Corse, avec quelques millions de la liste civile ; de n’avoir pas emporté ce qu’il avait de précieux, et gagné Toulon, d’où rien n’eût pu gêner son passage ; qu’alors il se fût trouvé chez lui ; la population eût été sa famille ; il eût disposé de tous les bras, de tous les cœurs. Trente mille, cinquante mille alliés n’auraient pu le soumettre. Aucun d’eux n’en eût voulu prendre la charge ; mais c’est précisément cette position même si heureuse qui l’a retenu. Il n’avait pas voulu qu’on eût pu dire que dans le naufrage du peuple français, qui lui était visible, lui seul avait eu l’art de gagner le port.