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et instruction. L’Empereur disait qu’il aurait aimé à réaliser ce rêve ; c’eût été une gloire toute nouvelle.

« L’Amérique, continuait-il, était notre véritable asile, sous tous les rapports. C’est un immense continent, d’une liberté toute particulière. Si vous avez de la mélancolie, vous pouvez monter en voiture, courir mille lieues, et jouir constamment du plaisir d’un simple voyageur. Vous y êtes l’égal de tout le monde ; vous vous perdez à votre gré dans la foule, sans inconvénients, avec vos mœurs, votre langage, votre religion, etc., etc. »

L’Empereur disait qu’il ne pouvait désormais se trouver simple particulier sur le continent de l’Europe ; son nom y était trop populaire ; il tenait trop maintenant par quelque côté à chaque peuple ; il était devenu de tous les pays.

« Pour vous, m’a-t-il dit en riant, votre lot naturel était les pays de l’Orénoque ou ceux du Mexique. Les souvenirs du bon Las Casas n’y sont point effacés ; vous y auriez eu ce que vous eussiez voulu. Il est de la sorte des destinations toutes marquées. Grégoire, par exemple, n’a qu’à aller à Haïti, on l’y fera pape. »

Au moment de la seconde abdication de l’Empereur, un Américain à Paris lui écrivit : « Tant que vous avez été à la tête d’une nation, tout prodige de votre part était possible, toutes les espérances pouvaient être conçues ; mais aujourd’hui rien ne vous est plus possible en Europe. Fuyez, gagnez les États-Unis. Je connais le cœur des chefs et les dispositions de la multitude ; vous trouverez là une patrie et de véritables consolations. » L’Empereur ne le voulut pas. Il pouvait sans nul doute, à la faveur de la célérité ou du déguisement, gagner Brest, Nantes, Bordeaux, Toulon, et probablement atteindre l’Amérique, mais il ne pensait pas que sa dignité lui permît le déguisement ni la fuite. Il se croyait tenu à montrer à toute l’Europe son entière confiance dans le peuple français et l’extrême affection de celui-ci à sa personne, en traversant son territoire, dans une telle crise, en simple particulier et sans escorte. Enfin, et c’était par-dessus tout ce qui le dirigeait en cet instant critique, il espérait qu’à la vue du danger les yeux se dessilleraient, qu’on reviendrait à lui, et qu’il pourrait sauver la patrie. C’est ce qui lui fit allonger le temps le plus qu’il put à la Malmaison, c’est ce qui le fit retarder beaucoup encore à Rochefort. S’il est à Sainte-Hélène, c’est à ce sentiment qu’il le doit ; jamais il ne put se séparer de cette pensée. Plus tard, quand il n’y eut plus d’autre ressource que d’accepter l’hospitalité du Bellérophon, peut-être ce ne fut pas sans une espèce de