Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome I.djvu/612

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

vers plans qu’elle pouvait suivre. Elle ne devait pas trop accroître la Belgique, disait-il ; autrement, Anvers lui deviendrait formidable comme sous la France. Elle devait laisser les Bourbons dans le centre avec huit ou dix millions d’habitants seulement, et les environner de princes, ducs ou rois de Normandie, Bretagne, Aquitaine et Provence ; de telle sorte que Cherbourg, Brest, la Garonne et la Méditerranée se trouvassent dans des mains différentes. C’était, disait-il, faire rétrograder la monarchie française de plusieurs siècles, faire recommencer les premiers Capets, et ménager aux Bourbons quelques centaines d’années de nouveaux efforts pénibles et laborieux. « Mais heureusement, pour en arriver là, remarquait l’Empereur, l’Angleterre devait avoir à surmonter des obstacles invincibles : l’uniformité de la division territoriale en départements, la similitude du langage, l’identité de mœurs, l’universalité de mon code, celle de mes lycées, et la gloire, la splendeur que j’ai léguées, voilà autant de nœuds indissolubles, d’institutions vraiment nationales. Avec cela, on ne morcelle pas, on ne dissout pas un grand peuple, ou il se renouvelle et ressuscite toujours. C’est le géant de l’Arioste, que l’on voit courir après chacun de ses membres abattus, sa tête même, la replacer et combattre de nouveau. – Ah ! Sire, a dit alors quelqu’un, la vertu et la puissance du géant tenaient à un seul cheveu arraché, et si le cheveu vital de la France devait être Napoléon ! – Non, a repris assez brusquement l’Empereur, ce ne saurait être ; mon souvenir et mes idées survivraient encore. » Et puis, reprenant le sujet, il a dit : « Avec ma France, au contraire, l’Angleterre devait naturellement finir par n’en être plus qu’un appendice. La nature l’avait faite une de nos îles aussi bien que celles d’Oléron ou de la Corse. À quoi tiennent les destinées des empires ! disait-il. Que nos révolutions sont petites et insignifiantes dans l’organisation de l’univers ! Si, au lieu de l’expédition d’Égypte, j’eusse fait celle d’Irlande ; si de légers dérangements n’avaient mis obstacle à mon entreprise de Boulogne, que pourrait être l’Angleterre aujourd’hui ? Que serait le continent ? le monde politique ? etc., etc. »


Brutus de Voltaire.


Samedi 25.

Après le dîner, l’Empereur a lu Œdipe, qu’il a extrêmement vanté ; puis Brutus, dont il a fait une analyse très remarquable. Voltaire, disait-il, n’avait point entendu ici le vrai sentiment. Les Romains étaient guidés par l’amour de la patrie comme nous le sommes par l’honneur. Or, Voltaire ne peignait pas le vrai sublime de Brutus sacrifiant ses en-