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dormi, et moi je le veillais !… Sa tête était découverte ; j’étais à deux pas de lui, je contemplais son front, ce front où je lisais Marengo, Austerlitz et cent autres actes immortels. Quelles étaient en ce moment mes idées, mes sensations ! Qu’on le juge si l’on peut ; pour moi, je ne saurais le rendre.

L’Empereur, au bout de trois quarts d’heure, s’est levé, a fait quelques tours dans sa chambre, puis il lui a pris fantaisie d’aller visiter toutes les nôtres. En énumérant en détail les inconvénients de la mienne, il en riait d’indignation, et a dit en sortant : « Non, je ne crois pas qu’il y ait de chrétien plus mal abrité que cela. »

Après le dîner, l’Empereur a effleuré plusieurs contes moraux. Après quelques pages de l’un d’eux, il a dit : « La morale va être sans doute que les hommes ne changent jamais, ce qui n’est pas vrai ; ils changent en mal et même en bien. Il en est ainsi d’une foule d’autres maximes consacrées par les auteurs, toutes également fausses. Les hommes sont ingrats, disent-ils ; non, il n’est pas vrai que les hommes soient aussi ingrats qu’on le dit ; et si l’on a si souvent à s’en plaindre, c’est que d’ordinaire le bienfaiteur exige encore plus qu’il ne donne.

On vous dit encore que quand on connaît le caractère d’un homme, on a la clef de sa conduite ; c’est faux : tel fait une mauvaise action, qui est foncièrement honnête homme ; tel fait une méchanceté sans être méchant. C’est que presque jamais l’homme n’agit par l’acte naturel de son caractère, mais par une passion secrète du moment, réfugiée, cachée dans les derniers replis du cœur. Autre erreur quand on vous dit que le visage est le miroir de l’âme. Le vrai est que l’homme est très difficile à connaître, et que, pour ne pas se tromper, il faut ne le juger que sur ses actions ; et encore faudrait-il que ce fût sur celles du moment, et seulement pour ce moment.

« Au fait, les hommes ont leurs vertus et leurs vices, leur héroïsme et leur perversité ; les hommes ne sont ni généralement bons ni généralement mauvais ; mais ils possèdent et exercent tout ce qu’il y a de bon et de mauvais ici-bas ; voilà le principe : ensuite le naturel, l’éducation, les accidents, font les applications. Hors de cela, tout est système, tout est erreur ; tel a été mon guide, et il m’a réussi assez généralement. Toutefois je me suis trompé en 1814 en croyant que la France, à la vue de ses dangers, allait ne faire qu’un avec moi ; mais je ne m’y suis plus trompé en 1815, au retour de Waterloo. »


Le gouverneur arrêtant lui-même un domestique – Lecture de la Bible – Applications curieuses.


Mardi 21.

Au retour de notre promenade en calèche, nous avons appris que le