Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome I.djvu/601

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

chez elle le grand l’emportait encore sur le petit : la fierté, la noble ambition marchaient chez elle avant l’avarice. »

Et ici l’Empereur a fait l’observation qu’à l’heure même qu’il était il avait encore présentes à la mémoire des leçons de fierté qu’il en avait reçues dans son enfance, et qu’elles avaient agi sur lui toute la vie. Madame Mère avait une âme forte et trempée aux plus grands évènements ; elle avait éprouvé cinq à six révolutions : elle avait eu trois fois sa maison brûlée par les factions en Corse.

« Joseph ne m’a guère aidé ; mais c’est un fort bon homme ; sa femme, la reine Julie, est la meilleure créature qui ait existé. Joseph et moi nous nous sommes toujours fort aimés et fort accordés, il m’aime sincèrement. Je ne doute pas qu’il ne fît tout au monde pour moi ; mais toutes ses qualités tiennent uniquement de l’homme privé : il est éminemment doux et bon ; il a de l’esprit et de l’instruction ; il est aimable. Dans les hautes fonctions que je lui avais confiées, il a fait ce qu’il a pu ; ses intentions étaient bonnes ; aussi la principale faute n’est pas à lui, mais bien plutôt à moi, qui l’avais jeté hors de sa sphère ; et dans des circonstances bien grandes, la tâche s’est trouvée hors de proportion avec ses forces.

La reine de Naples s’était beaucoup formée dans les évènements, disait l’Empereur. Il y avait chez elle de l’étoffe, beaucoup de caractère et une ambition désordonnée. Elle devait beaucoup souffrir en cet instant, remarquait-il, d’autant plus qu’on pouvait dire qu’elle était née reine. Elle n’avait pas comme nous, continuait l’Empereur, connu le simple particulier. Elle, Pauline, Jérôme, étaient encore des enfants,

    Tant que ma santé me permit de correspondre avec eux, j’ai reçu une foule de lettres dont l’ensemble formerait le recueil le plus touchant. Elles honorent leur cœur, et eussent pu être une douce consolation pour l’Empereur, si les restrictions anglaises m’eussent permis de les faire parvenir jusqu’à lui.
    N.B. Dans ce chapitre et dans d’autres passages du Mémorial, tous les proches de Napoléon se trouvent mentionnés ; et l’on devra convenir que loin d’avoir observé plus de ménagement pour eux que pour d’autres, j’en ai certainement employé beaucoup moins, au point même d’avoir laissé échapper des expressions dont l’irrégularité ne saurait être excusée que par la précipitation avec laquelle le manuscrit et la rédaction première ont été envoyées à la presse ; c’est que j’ai voulu que mes lettres de créance vis-à-vis du public se lussent précisément dans les chances auxquelles je m’exposais bénévolement : celles de déplaire à d’illustres personnes de la connaissance de la plupart desquelles j’ai été honoré, pour lesquelles je conserve un tendre attachement, une vénération profonde, et dont la bienveillance et l’affection me seraient si chères ! Si je n’avais mentionné à leur égard que ce qu’il y avait d’agréable, et que je me fusse tu sur ce qui ne l’était pas, quelles eussent été les garanties de ma véracité aux yeux des contemporains et à ceux de l’histoire ? N’eût-on pas pu m’accuser avec quelque avantage de n’être qu’un complaisant, un panégyriste, un flatteur ; et alors quelle atteinte n’eût pas pu recevoir mon grand, mon seul, mon unique objet, celui de faire connaître Napoléon par ses propres, ses plus intimes paroles ? Or n’est-il pas évident que pour y parvenir j’avais besoin, sur toutes choses, d’être cru ? ce que je ne pouvais obtenir qu’en donnant les preuves les plus évidentes d’une minutieuse véracité, quelque inconvénient d’ailleurs qu’elle eût pu créer contre moi. Au surplus, si les illustres intéressés sont justes, je dois être sûr de leur indulgence ; s’ils ne l’étaient pas, j’en serais profondément affligé ; mais ce serait dans le mérite-même de mes intentions que j’irais chercher mes consolations.