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nage, assure le crédit de la femme, la dépendance du mari, maintient l’intimité et les bonnes mœurs. On ne se perd point de vue, en quelque sorte, continuait-il, quand on passe la nuit ensemble ; autrement, on devient bientôt étrangers. Aussi, tant que dura cette habitude, aucune de mes pensées, aucune action n’échappaient à Joséphine ; elle suivait, saisissait, devinait tout ; ce qui parfois n’était pas sans quelque gêne pour moi et pour les affaires. Un moment d’humeur y mit fin lors du camp de Boulogne. » Certaines circonstances politiques arrivées de Vienne, la nouvelle de la coalition qui éclata en 1805, avaient occupé le Premier Consul tout le jour, et prolongèrent son travail fort avant dans la nuit. Revenant se coucher fort mal disposé, on lui fit une véritable scène de ce retard. La jalousie en était la cause ou le prétexte. Il se fâcha à son tour, s’évada, et ne voulut plus entendre à reprendre son assujettissement. Toute la crainte de l’Empereur, disait-il, avait été que Marie-Louise n’en eût exigé un pareil ; car enfin il l’eût bien fallu. C’est le véritable apanage, le vrai droit d’une femme, ajoutait-il.

« Un fils de Joséphine m’eût été nécessaire, et m’eût rendu heureux, continuait l’Empereur, non seulement comme résultat politique, mais encore comme douceur domestique.

« Comme résultat politique, je serais encore sur le trône, car les Français y seraient attachés comme au roi de Rome, et je n’aurais pas mis le pied sur l’abîme couvert de fleurs qui m’a perdu. Et qu’on médite après sur la sagesse des combinaisons humaines ! Qu’on ose prononcer avant la fin sur ce qui est heureux ou malheureux ici-bas ! Comme douceur domestique, ce gage eût fait tenir Joséphine tranquille, et eût mis fin à une jalousie qui ne me laissait pas de repos ; et cette jalousie se rattachait bien plus à la politique qu’au sentiment. Joséphine prévoyait l’avenir, et s’effrayait de sa stérilité. Elle sentait bien qu’un mariage n’est complet et réel qu’avec des enfants ; or elle s’était mariée ne pouvant plus en donner. À mesure que sa fortune s’éleva, ses inquiétudes s’accrurent : elle employa tous les secours de la médecine ; elle feignit souvent d’en avoir obtenu du succès. Quand elle dut enfin renoncer à tout espoir, elle mit souvent son mari sur la voie d’une grande supercherie politique ; elle finit même par oser la lui proposer directement.

« Joséphine avait à l’excès le goût du luxe, le désordre, l’abandon de la dépense, naturels aux créoles. Il était impossible de jamais fixer ses comptes ; elle devait toujours : aussi c’était constamment de grandes