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vais reçu le ministre de la marine. Le moyen qu’il n’en fût pas ainsi ! il n’avait jamais que de mauvaises nouvelles à me donner. Moi-même j’ai jeté le manche après la cognée lors du désastre de Trafalgar. Je ne pouvais pas être partout, j’avais trop à faire avec les armées du continent.

« Longtemps j’ai rêvé une expédition décisive sur l’Inde, mais j’ai été constamment déjoué. J’envoyais seize mille soldats, tous sur des vaisseaux de ligne ; chaque soixante-quatorze en eût porté cinq cents, ce qui eût demandé trente-deux vaisseaux. Je leur faisais prendre de l’eau pour quatre mois ; on l’eût renouvelée à l’Île-de-France ou dans tout autre endroit habité du désert de l’Afrique, du Brésil ou de la mer des Indes ; on eût au besoin fait la conquête de cette eau partout où on eût voulu relâcher. Arrivés sur les lieux, les vaisseaux jetaient les soldats à terre et repartaient aussitôt, complétant leurs équipages par le sacrifice de sept ou huit de ces vaisseaux, dont la vétusté avait déjà marqué la condamnation ; si bien qu’une escadre anglaise arrivant d’Europe à la suite de la nôtre n’eût plus rien trouvé.

« Quant à l’armée, abandonnée à elle-même, mise aux mains d’un chef sûr et capable, elle eût renouvelé les prodiges qui nous étaient familiers, et l’Europe eût appris la conquête de l’Inde comme elle avait appris celle de l’Égypte. »

J’avais beaucoup connu Decrès, nous avions commencé ensemble dans la marine. Il avait pour moi, je le crois, toute l’amitié dont il était susceptible ; quant à moi, je lui étais tendrement attaché. C’était une passion malheureuse, répondais-je à ceux qui m’en plaisantaient, ce qui arrivait souvent, car son impopularité était extrême ; et j’ai pensé plus d’une fois qu’il s’y complaisait par calcul. J’étais, à Sainte-Hélène comme ailleurs, presque toujours seul à le défendre. Or, je disais à l’Empereur que j’avais beaucoup vu Decrès pendant le séjour à l’île d’Elbe, qu’il avait été parfait pour lui. Nous nous étions parlé alors à cœur ouvert, et j’ai lieu de croire que depuis il aurait eu en moi une confiance pleine et entière.

« À peine Votre Majesté rentrait aux Tuileries, disais-je, que Decrès et moi nous nous sautions au cou, nous écriant : Nous le tenons ! nous le tenons ! Ses yeux étaient remplis de larmes, je lui dois ce témoignage. Tiens, me dit-il encore tout ému et sa femme présente, tu me prouves en cet instant que j’ai eu des torts avec toi, et je t’en dois la réparation ; mais tes anciens titres te rapprochaient si naturellement de ceux qui nous quittent aujourd’hui, que je ne doutais pas que tôt ou tard tu ne fusses très bien auprès d’eux, si bien que tu as gêné plus d’une fois