Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome I.djvu/581

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’avoir livré Toulon. L’Empereur avait eu un moment l’idée d’Émériau ; mais il ne le trouva pas à cette hauteur. Il se demandait si Truguet n’eût pas réussi ; il le croyait fort peu capable, bon administrateur pourtant ; mais il avait été trop chaud, disait-il, dans la révolution ; il avait poussé la chose outre mesure.

« Du reste, remarquait l’Empereur en passant, j’avais rendu tous mes ministères si faciles, que je les avais mis à la portée de tout le monde, pour peu qu’on possédât du dévouement, du zèle, de l’activité, du travail. Il fallait en excepter tout au plus celui des relations extérieures, parce qu’il s’agissait souvent, disait-il, dans celui-là d’improviser et de séduire. Au vrai, concluait-il, dans la marine la stérilité était réelle, et Decrès, après tout, était peut-être encore le meilleur. Il avait du commandement ; son administration était rigoureuse et pure. Il avait de l’esprit, et beaucoup, mais seulement pour sa conversation. Il ne créait rien, exécutait mesquinement, marchait et ne voulait pas courir. Il eût dû passer la moitié de son temps dans les ports et sur les flottes d’exercice ; je lui en eusse tenu compte ; mais, en courtisan, il craignait de s’éloigner de son portefeuille. Il me connaissait mal ; il eût été bien mieux défendu là que dans ma cour : son éloignement eût été son meilleur avocat. »

L’Empereur regrettait fort, disait-il, Latouche-Tréville ; lui seul lui avait présenté l’idée d’un vrai talent : il pensait que cet amiral eût pu donner une autre impulsion aux affaires. L’attaque sur l’Inde, celle de l’Angleterre eussent été du moins entreprises, disait-il, et se fussent peut-être accomplies.

L’Empereur se blâmait touchant les péniches de Boulogne. Il eût mieux fait d’employer, disait-il, de vrais vaisseaux à Cherbourg. Toutefois Villeneuve, avec plus de vigueur au cap Finistère, eût pu rendre l’attaque praticable. « J’avais combiné cette apparition de Villeneuve de très loin, avec beaucoup d’art et de calcul, en opposition à la routine des marins qui m’entouraient. Et tout réussit comme je l’avais prévu jusqu’au moment décisif ; alors la mollesse de Villeneuve vint tout perdre. Et Dieu sait d’ailleurs, ajoutait l’Empereur, les instructions que lui avait données Decrès. Dieu sait les lettres particulières qu’ils se sont écrites et que je n’ai jamais pu éclaircir, car j’étais bien puissant, bien fureteur, et ne croyez pas pourtant que je vinsse à bout de vérifier tout ce que je voulais autour de moi.

« Le grand maréchal disait l’autre jour qu’il était reconnu parmi vous autres, au salon de service, que je n’étais plus abordable sitôt que j’a-