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Le résident racontait qu’il y avait peu d’années il était arrivé un accident entre les Russes et les Chinois, qui eût pu avoir des suites, si les affaires d’Europe n’eussent entièrement absorbé la Russie.

Le voyageur russe Krusenstern, dans son voyage autour du monde, relâcha à Canton avec ses deux bâtiments. On le reçut provisoirement, et on lui permit, tout en attendant les ordres de la cour, de vendre des fourrures dont étaient chargés ses vaisseaux, et de les remplacer par du thé. Ces ordres se firent attendre plus d’un mois. M. de Krusenstern était déjà parti depuis deux jours quand ils arrivèrent. Ils portaient que les deux vaisseaux eussent à sortir à l’instant ; que tout commerce avec les Russes, dans cette partie, demeurait interdit ; qu’on avait assez accordé à leur empereur, par terre, dans le nord de l’empire ; qu’il était inouï qu’il eût tenté de l’accroître encore, dans le midi, par mer ; qu’on montrerait un vif mécontentement à ceux qui leur auraient appris cette route. L’ordre portait encore que, si les bâtiments étaient partis avant l’arrivée du rescrit de Pékin, la factorerie anglaise serait chargée de le faire parvenir, par la voie de l’Europe, à l’Empereur des Russes.

Napoléon s’était trouvé très fatigué de sa courte sortie ; il y avait sept jours qu’il n’avait pas quitté la chambre : c’était la première fois qu’il reparaissait au milieu de nous. Nous avons trouvé ses traits visiblement altérés.

Sur les cinq heures, il m’a fait appeler ; le grand maréchal était auprès de lui. J’ai trouvé l’Empereur déshabillé. Il avait essayé vainement de reposer ; il se croyait un peu de fièvre, c’était de la courbature. Il avait fait allumer du feu, et n’avait pas voulu de lumière dans sa chambre. Nous avons causé ainsi dans l’obscurité, à conversation perdue, jusqu’à huit heures.

Il avait été question, dans le jour, du rapprochement des deux grandes révolutions d’Angleterre et de France. « Elles ont beaucoup de similitude et de différence, faisait observer l’Empereur ; elles sont inépuisables pour la méditation. » Et il a dit des choses fort remarquables et fort curieuses. Je vais réunir ici ce qui a été dit en cet instant, ou bien encore dans d’autres moments.

« Dans les deux pays, la tempête se forme sous les deux règnes indolents et faibles de Jacques Ier et de Louis XV ; elle éclate sous les deux infortunés Charles Ier et Louis XVI.

« Tous deux tombent victimes ; tous deux périssent sur l’échafaud, et leurs deux familles sont proscrites et bannies.

« Les deux monarchies deviennent deux républiques, et, durant cette