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avait passé la journée sans voir personne. Je suis demeuré avec lui jusqu’à onze heures ; il était gai et bien portant. Je l’assurai que les journées nous étaient bien longues quand on ne le voyait pas ; qu’il était difficile qu’il ne sentît pas bientôt les effets funestes de sa stricte réclusion et du manque de respirer l’air du dehors. Pour moi, j’en étais fort inquiet et très affligé. En effet, une demi-heure au moins avant que de me renvoyer, il s’est mis dans son lit. Les jambes lui refusaient, disait-il, le service ; il se sentait fatigué d’avoir tant marché avec moi, bien qu’il n’eût fait que quelques tours dans sa chambre.

Il avait beaucoup parlé de la Légion-d’Honneur, du Recueil de Goldsmith et du Moniteur. Il disait, à l’occasion de celui-ci, qu’assurément c’était une chose bien remarquable et dont bien peu d’autres pourraient se vanter, que d’avoir traversé la révolution, si jeune et avec tant de fracas, sans avoir à redouter le Moniteur. « Il n’est pas une phrase, disait-il, que j’aie à en faire effacer. Au contraire, il demeurera infailliblement ma justification toutes les fois que je pourrai en avoir besoin. »

Sur la Légion-d’Honneur, il a dit, entre autres choses, que la diversité des ordres de chevalerie et leur spécialité de récompense consacraient les castes, tandis que l’unique décoration de la Légion-d’Honneur, avec l’universalité de son application, était au contraire le type de l’égalité. L’une entretenait l’éloignement parmi les classes, tandis que l’autre devait amener la cohésion des citoyens ; et son influence, ses résultats dans la grande famille pouvaient devenir incalculables : c’était le centre commun, le moteur universel de toutes les ambitions diverses, le véhicule de tous les lustres ; la récompense et l’aiguillon de tous les efforts généreux, etc., etc.

Notre éducation et nos mœurs passées nous faisaient bien plus vaniteux que forts penseurs. Aussi bien des officiers se trouvaient-ils choqués de voir leur même décoration descendre jusqu’au tambour, et embrasser également le prêtre, le juge, l’écrivain et l’artiste. Mais ce travers se fût passé ; nous marchions vite, et bientôt les militaires se seraient trouvés honorés de se voir en confraternité avec les premiers savants et les plus distingués de toutes les professions, tandis que ceux-ci se seraient sentis ennoblis de se trouver en ligne avec ce qu’il y avait de plus vaillant, et l’ensemble eût composé vraiment la réunion de tout ce qu’il y avait de plus honorable dans l’État.

Et il termina par ces paroles remarquables : « Le jour où l’on s’éloignera de l’organisation première, on aura détruit une grande pensée, et ma Légion-d’Honneur cessera d’exister. ».