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et par le raisonnement le plus simple. Si les Bourbons, me suis-je dit, veulent commencer une cinquième dynastie, je n’ai plus rien à faire ici, mon rôle est fini ; mais s’ils s’obstinaient, par hasard, à vouloir recontinuer la troisième, je ne tarderai pas à reparaître. On pourrait dire que les Bourbons eurent alors ma mémoire et ma conduite à leur disposition, s’ils se fussent contentés d’être les magistrats d’une grande nation ; s’ils l’eussent voulu, je demeurais pour le vulgaire un ambitieux, un tyran, un brouillon, un fléau. Que de sagacité, de sang-froid il eût fallu pour m’apprécier et me rendre justice ! Mais ils ont tenu à se retrouver encore les seigneurs féodaux, ils ont préféré n’être que les chefs odieux d’un parti odieux à toute la nation. Mais leur entourage, une fausse marche, m’ont rendu désirable, et ce sont eux qui ont réhabilité ma popularité et prononcé mon retour ; autrement ma mission politique était dès lors consommée ; je demeurais pour toujours à l’île d’Elbe ; et nul doute qu’eux et moi nous y eussions tous gagné : car je ne suis pas revenu pour recueillir un trône, mais bien pour acquitter une grande dette. Peu le comprendront, n’importe, j’entrepris une étrange charge ; mais je la devais au peuple français ; ses cris arrivaient jusqu’à moi, pouvais-je y demeurer insensible ?

« Mon existence, du reste, à l’île d’Elbe, était encore assez enviable, assez douce ; j’allais m’y créer en peu de temps une souveraineté d’un genre nouveau : ce qu’il y avait de plus distingué en Europe commençait à venir passer en revue devant moi. J’aurais offert un spectacle inconnu à l’histoire, celui d’un monarque descendu du trône, qui voyait défiler avec empressement devant lui le monde civilisé.

« On m’objectera, il est vrai, que les alliés m’auraient enlevé de mon île, et je conviens que cette circonstance a même hâté mon retour. Mais si les Bourbons eussent bien gouverné en France, si les Français eussent été contents, mon influence avait fini, je n’appartenais plus qu’à l’histoire, et l’on n’eût point songé, à Vienne, à me déplacer. C’est l’agitation créée, entretenue en France par les Bourbons et leur inepte entourage, qui a forcé de songer à mon éloignement. »

Ici le grand maréchal est entré chez l’Empereur, annonçant l’arrivée du gouverneur, conduit par l’amiral et suivi de tout son état-major.

Après quelque temps encore de conversation, Bertrand est resté seul avec Napoléon, et j’ai gagné le salon d’attente (voir le plan). Nous nous y trouvions en grand nombre, nous efforçant d’échanger quelques mots ; nous nous observions bien plus que nous ne causions.