Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome I.djvu/45

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

du nombre ; qu’il attendait de moi de l’utilité et de la consolation. Je dois à la bienveillance du duc de Rovigo la douceur de connaître ces paroles de l’Empereur : j’en suis reconnaissant ; sans lui, elles me seraient toujours demeurées inconnues. À moi, l’Empereur n’avait rien répondu quand nous avions traité ce sujet : c’est sa manière : j’aurai plus d’une fois l’occasion de le montrer.

Je ne me trouvais de véritable connaissance avec aucun de ceux qui avaient suivi l’Empereur, si j’en excepte toutefois le général Bertrand et sa femme, dont j’avais été comblé dans ma mission en Illyrie, où il commandait en qualité de gouverneur général.

Jusqu’alors je n’avais jamais parlé au duc de Rovigo ; certaines préventions m’en avaient toujours tenu au loin ; à peine nous fûmes-nous vus qu’elles furent détruites.

Savary aimait sincèrement l’Empereur ; je lui ai connu de l’âme, du cœur, de la droiture, de la reconnaissance ; il m’a semblé susceptible d’une véritable amitié : nous nous serions sans doute intimement liés. Puisse-t-il lire jamais les sentiments et les regrets qu’il m’a laissés !

L’Empereur m’ayant fait venir ce soir, comme de coutume, pour causer, à la suite de beaucoup d’objets divers, il s’est arrêté sur Sainte-Hélène, me demandant ce que ce pouvait être, s’il serait possible d’y supporter la vie, etc., etc… « Mais après tout, m’a-t-il dit, est-il bien sûr que j’y aille ? Un homme est-il donc dépendant de son semblable, quand il veut cesser de l’être ? »

Nous nous promenions dans sa chambre ; il était calme, mais affecté, et en quelque façon distrait.

« Mon cher, a-t-il continué, j’ai parfois l’envie de vous quitter, et cela n’est pas bien difficile ; il ne s’agit que de se monter un tant soit peu la tête, et je vous aurai bientôt échappé, tout sera fini, et vous irez rejoindre tranquillement vos familles… D’autant plus que mes principes intérieurs ne me gênent nullement ; je suis de ceux qui croient que les peines de l’autre monde n’ont été imaginées que comme supplément aux attraits insuffisants qu’on nous y présente. Dieu ne saurait avoir voulu un tel contrepoids à sa bonté infinie, surtout pour des actes tels que celui-ci. Et qu’est-ce après tout ? Vouloir lui revenir un peu plus vite. »

Je me récriai sur de pareilles pensées. Le poète, le philosophe, avaient dit que c’était un spectacle digne des dieux que de voir l’homme aux prises avec l’infortune ; les revers et la constance avaient aussi leur gloire ; un aussi noble et aussi grand caractère ne pouvait pas s’abaisser au niveau des âmes les plus vulgaires ; celui qui nous avait gouvernés