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régulières ni de marche suivie. L’excès du travail le retenait dans son cabinet et chez lui, il ne dînait jamais chez personne, allait rarement au spectacle, et ne paraissait guère que quand et où il n’était pas attendu, etc.

Les deux attentats qui l’avaient mis le plus en péril, me disait-il tout en gagnant le jardin, sa toilette finie, étaient ceux du sculpteur Cérachi et du fanatique de Schœnbrunn.

Cérachi, avec quelques forcenés, avait résolu la mort du Premier Consul : ils devaient l’immoler au sortir de sa loge au spectacle. Le Consul, averti, s’y rendit néanmoins, et passa hardiment au travers de ceux qui s’étaient montrés les plus empressés à venir occuper leurs postes : on ne les arrêta qu’au milieu ou vers la fin du spectacle.

Cérachi, disait l’Empereur, avait jadis adoré le Consul ; mais il avait juré sa perte depuis qu’il ne voyait plus en lui, prétendait-il, qu’un tyran. Ce sculpteur avait été comblé par le général Bonaparte, il en avait exécuté le buste et sollicitait en ce moment, par tous les moyens imaginables, d’obtenir seulement une séance pour une correction, qu’il disait nécessaire. Conduit par son étoile, le Consul ne put disposer d’un instant, et pensant que le besoin était la véritable cause des pressantes sollicitations de Cérachi, il lui fit donner six mille francs. Il se méprenait étrangement ! Cérachi n’avait eu d’autre intention que de le poignarder quand il poserait.

La conspiration fut dévoilée par un capitaine de la ligne, complice lui-même. « Étrange modification de la cervelle humaine, ajoutait Napoléon, et jusqu’où ne vont pas les combinaisons de folie et de la bêtise. Cet officier m’avait en horreur comme consul, mais il m’adorait comme général. Il voulait bien qu’on m’arrachât de mon poste, mais il eut été bien fâché qu’on m’eut ôté la vie. Il fallait, disait-il, se saisir de moi, ne me pas faire de mal, et m’envoyer à l’armée pour y continuer de battre l’ennemi et de faire la gloire de la France. Le reste des conjurés lui rit au nez ; mais quand il vit distribuer les poignards et qu’on dépassait ses intentions, il vint lui-même dénoncer le tout au Consul. »

À ce sujet quelqu’un dit à Napoléon qu’il avait été témoin à Feydeau d’une circonstance qui mit la plus grande partie de la salle en émoi. L’Empereur arrivait dans la loge de l’impératrice Joséphine ; à peine assis, un jeune homme grimpe vivement sur la banquette qui était au-dessous de la loge et pose la main sur la poitrine de l’Empereur ; tous les spectateurs du côté opposé frémirent : mais ce n’était qu’une pétition que l’Empereur prit et lut froidement.