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C’est là sans doute ce que les faiseurs de libelles et de pamphlets ont appelé battre cruellement tout ce qui était autour de lui ! car, à nous aussi, il lui arrivait souvent de nous pincer l’oreille ou de nous la prendre à poignée ; mais, à l’expression qui accompagnait toujours ce geste, nous devions penser qu’on était bien heureux, au temps de sa puissance, d’une pareille faveur.

C’est ce qui me rappelle et m’explique tout à fait aujourd’hui certaines paroles d’un de ses anciens ministres. Ce ministre (le duc Decrès), au temps de sa plus grande faveur, désirait vivement une certaine grâce. Après avoir parcouru avec moi toutes les chances du succès, il lui échappa de dire dans l’épanchement : « Je l’aurai, après tout, la première fois que je serai bourré. » Et sur ce qu’il remarquait quelque chose sur ma figure, il ajouta avec un sourire significatif : « Mon cher, c’est qu’après tout ce n’est pas aussi terrible que tu le penses ; ne l’est pas qui veut, je t’assure… »

L’Empereur ne sortait de sa chambre qu’habillé et toujours en souliers, ne portant des bottes que le matin, s’il allait à cheval. En arrivant à Longwood, il a quitté son petit uniforme vert de la garde ; il n’a plus porté alors qu’un habit de ses chasses dont on avait ôté le galon. Il lui allait assez mal et commençait à être fort usé ; on s’inquiétait déjà comment on le remplacerait. Au demeurant, ce n’était pas le seul besoin de cette espèce dont il était entouré. Nous souffrions de le voir contraint, par exemple, à porter plusieurs jours les mêmes bas de soie, et nous nous récriions sur ce qu’on pouvait compter les jours par le nombre de marques que les souliers y traçaient ; il ne faisait qu’en rire. Dans toute autre chose, il a continué son costume habituel : veste et culotte de casimir blanc et cravate noire. Enfin, quand il allait sortir, celui de nous qui se trouvait là lui donnait son petit chapeau, chapeau remarquable, en quelque sorte devenu identique à sa personne, et dont on lui en a déjà volé plusieurs depuis que nous sommes dans l’île : car quiconque nous approche est avide d’en remporter quelque chose. Combien de fois chacun de nous a été persécuté par les personnes les plus distinguées pour en obtenir ne fût-ce qu’un bouton de son habit ou toute autre minutie de même nature !

J’assistais presque tous les jours à cette toilette, soit que je m’y trouvasse par la fin de mon travail, soit que j’y fusse appelé pour causer.

Un jour, considérant l’Empereur remettre son gilet de flanelle, mes traits exprimaient sans doute quelque chose de particulier. « De quoi sourit Votre Excellence (expression de sa bonne humeur.) Qu’est-ce