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politique à Sainte-Hélène était certainement des plus extraordinaires ; que nous étions arrivés à un centre commun par des routes bien divergentes. Cependant nous les avions parcourues tous de bonne foi. Rien ne prouvait donc mieux, disait-il, l’espèce de hasard, l’incertitude et la fatalité qui d’ordinaire, dans le dédale des révolutions, conduisent les cœurs droits et honnêtes. Rien ne prouve plus aussi, continuait-il, combien l’indulgence et les vues sages sont nécessaires pour recomposer la société après de longs troubles. Ce sont ces dispositions et ces principes qui l’avaient fait, disait-il, l’homme le plus propre aux circonstances de brumaire, et ce sont eux qui le faisaient sans doute encore l’homme le plus propre aux circonstances actuelles de la France. Il n’avait sur ce point ni défiance, ni préjugés, ni passions ; il avait constamment employé des hommes de toutes les classes, de tous les partis, sans jamais regarder en arrière d’eux, sans leur demander ce qu’ils avaient fait, ce qu’ils avaient dit, ce qu’ils avaient pensé, exigeant seulement, disait-il, qu’ils marchassent désormais et de bonne foi vers le but commun : le bien et la gloire de tous ; qu’ils se montrassent vrais et bons Français. Jamais surtout il ne s’était adressé aux chefs pour se gagner les partis ; mais, au contraire, il avait attaqué la masse des partis, afin de pouvoir dédaigner leurs chefs. Tel avait été, disait-il, le système constant de sa politique intérieure, et malgré les derniers évènements il était loin de s’en repentir ; s’il avait à recommencer, il le ferait encore. « C’est sans raison surtout, disait-il, qu’on m’a reproché d’avoir employé et des nobles et des émigrés. Imputation banale et tout à fait vulgaire ! Le fait est que sous moi il n’y avait plus en France que des opinions, des sentiments individuels. Ce ne sont pas les nobles et les émigrés qui ont amené la restauration, mais bien plutôt la restauration qui a ressuscité les nobles et les émigrés. Ils n’ont pas plus particulièrement contribué à notre perte que d’autres : les vrais coupables sont les intrigants de toutes les couleurs et de toutes les doctrines. Fouché n’était point un noble ; Talleyrand n’était pas un émigré ; Augereau et Marmont n’étaient ni l’un ni l’autre. Enfin, voulez-vous une preuve dernière du tort de s’en prendre à des classes entières, quand une révolution comme la nôtre a labouré au milieu d’elles ? comptez-vous ici. Sur quatre, vous vous trouvez deux nobles, dont l’un même est émigré. Le bon M. de Ségur, malgré son âge, à mon départ, m’a fait offrir de me suivre. Je pourrais multiplier mes citations à l’infini. C’est encore sans raison, continuait-il, qu’on m’a reproché d’avoir dédaigné certaines personnes influentes ; j’étais trop puissant pour ne pas mépriser impunément les