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maréchal et moi. La conversation nous conduisit à faire notre examen de conscience politique.

L’Empereur avait été très chaud, disait-il, et de fort bonne foi au commencement de la révolution ; il s’était refroidi par degré à mesure qu’il avait acquis des idées plus justes et plus solides ; son patriotisme s’était affaissé, disait-il, sous les absurdités politiques et les monstrueux excès civils de nos législatures ; enfin sa foi républicaine avait disparu lors de la violation des choix du peuple par le Directoire, au temps de la bataille d’Aboukir.

Pour le grand maréchal, il disait n’avoir jamais été républicain, mais très chaud constitutionnel, jusqu’au 10 août où les horreurs du jour l’avaient guéri de toute illusion : il avait failli être massacré en défendant le roi aux Tuileries.

Quant à moi, il était notoire que j’avais débuté par être royaliste pur et des plus ardents. « C’est donc à dire, Messieurs, a repris plaisamment l’Empereur, qu’ici je suis le seul qui ait été républicain ? – Et encore, Sire, avons-nous repris tous deux, Bertrand et moi. – Oui, républicain et patriote, a répété l’Empereur. – Pour patriote, lui a observé l’un de nous, moi aussi je l’ai été malgré mon royalisme ; mais, pour comble de bizarrerie, je ne le suis devenu que sous l’empire. – Comment, vilain ! vous êtes donc obligé de convenir que vous n’avez pas toujours aimé votre pays ? – Sire, ne faisons-nous pas ici notre examen de conscience ? je me confesse. Revenu à Paris, en vertu de votre amnistie, pouvais-je m’y regarder d’abord comme Français, quand chaque loi, chaque décret, chaque ordonnance tapissant les rues n’accompagnait jamais ma malheureuse qualification d’émigré que des épithètes les plus outrageantes ! Aussi, en y rentrant, je ne pensais pas que j’y demeurasse ; j’y avais été attiré par la curiosité ; je n’avais fait que céder à l’attrait invincible du sol, au besoin de respirer encore l’atmosphère natale ; je n’y possédais plus rien ; pour seulement revoir la France, j’avais été obligé de jurer à la frontière l’abandon de mon patrimoine, la légalisation de sa perte ; aussi je ne me regardais dans ce pays, jadis le mien, que comme un simple passager ; j’étais un véritable étranger de mauvaise humeur et même malveillant. Arriva l’empire, ce fut une grande chose : c’étaient alors, me disais-je, mes mœurs, mes préjugés, mes principes qui triomphaient : ce n’était plus qu’une différence dans la personne du souverain. Quand s’ouvrit la campagne d’Austerlitz, mon cœur s’étonna de se retrouver Français : ma situation était pénible ; je me disais tiré à quatre chevaux ; je me sentais