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heures et demie ou dix heures ; ce n’était même qu’à l’aide de quelques lectures. Mais quand il avait de la gaieté ou s’abandonnait à la conversation, nous arrivions en un instant jusqu’à onze heures et au-delà : c’étaient nos bonnes soirées. Il se retirait alors avec une espèce de satisfaction d’avoir, disait-il, conquis le temps. Et c’était justement ces jours-là, lorsque nous avions le moins de mérite, qu’il faisait observer qu’il fallait tout notre courage pour supporter une pareille vie.

Dans une de ces soirées, la conversation tomba sur les procès militaires qui s’instruisent aujourd’hui en France. L’Empereur ne pensait pas que le général Drouot pût être condamné pour être venu à la suite d’un souverain reconnu, faisant la guerre à un autre. À cela quelqu’un disait que ce que l’on trouvait ici sa justification devait être son plus grand péril au jugement de la légitimité.

L’Empereur convenait, en effet, qu’il n’y avait rien à répondre à la doctrine mise en avant aujourd’hui. D’un autre côté, cependant, en condamnant le général Drouot, l’Empereur disait que l’on condamnait l’émigration, et légitimait les jugements contre les émigrés. Les doctrines républicaines punissaient de mort quiconque portait les armes contre la France ; il n’en était pas ainsi de la doctrine royale. Si l’on adoptait ici la loi républicaine, l’émigration et le parti royal se condamnaient eux-mêmes.

Du reste, en thèse générale, le cas de Drouot était même bien différent de celui de Ney ; et puis il y avait eu en Ney une vacillation malheureuse qu’on ne retrouvait pas dans Drouot. Aussi l’intérêt qu’on avait porté à Ney ne tenait-il qu’à l’opinion : celui que faisait naître Drouot tiendrait à la personne.

L’Empereur a continué sur les dangers et les embarras des tribunaux dans toute l’affaire du retour de l’île d’Elbe. Une circonstance particulière surtout le frappait à l’extrême, c’était la situation de Soult, qu’on nous disait en jugement. Lui Napoléon savait, disait-il, jusqu’à quel point Soult était innocent ; et pourtant, sans cette circonstance toute personnelle, lui Napoléon, s’il était juré, indubitablement le déclarerait coupable, tant les apparences se réunissaient contre lui. Ney, dans sa défense, par un sentiment dont il est difficile de se rendre compte, fait dire faussement à l’Empereur que Soult était d’accord avec lui. Or, toutes les circonstances de la conduite de Soult pendant son ministère, la confiance de l’Empereur après son retour, etc…, s’accordent avec cette disposition : qui donc ne le condamnerait pas ? « Pourtant Soult est innocent, disait l’Empereur ; il m’a même confessé qu’il avait pris un penchant réel pour le roi. L’autorité dont il jouissait sous celui-ci, disait-il, si diffé-