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terrain contre l’industrie nouvelle qui fermente dans toute l’Europe, nul doute que si l’aristocratie triomphait par la force, elle ne montrât partout beaucoup de Gracques, et ne les traitât à l’avenant tout aussi bénignement que l’ont fait leurs devanciers. »

L’Empereur ajoutait qu’il était aisé de voir, du reste, qu’il y avait lacune chez les auteurs anciens dans cette époque de l’histoire ; que tout ce que nous en présentaient les modernes n’était évidemment formé que de grappillage. Puis il revenait sur les reproches déjà faits au bon Rollin et à son élève Crevier : ils étaient tous deux sans talent, sans intention, sans couleur. Il fallait convenir que les anciens nous étaient bien supérieurs sur ce point ; et cela parce que chez eux les hommes d’État étaient hommes de lettres, et les hommes de lettres hommes d’État ; ils cumulaient les professions, tandis que nous les séparons d’une manière absolue. Cette division fameuse du travail, qui chez nous amène la perfection des ouvrages mécaniques, lui est tout à fait funeste dans les productions mentales : tout ouvrage d’esprit est d’autant plus supérieur que celui qui le produit est plus universel. Nous devons à l’Empereur d’avoir cherché à établir ce principe, en employant souvent les mêmes hommes à plusieurs objets tout à fait étrangers entre eux ; c’était son système. Un jour il nomma de son propre mouvement un de ses chambellans pour aller en Illyrie liquider la dette autrichienne : c’était un objet considérable et fort compliqué ; le chambellan, jusque-là étranger à toute affaire, en frémit, et le ministre, privé de cette nomination, et conséquemment mécontent, se hasarda de représenter à l’Empereur que sa nomination étant tombée sur quelqu’un d’entièrement neuf, il était à craindre qu’il ne sût pas s’en tirer. « J’ai la main heureuse, Monsieur, fut sa réponse ; ceux sur qui je la pose sont propres à tout. »

L’Empereur, continuant sa critique, condamnait aussi beaucoup ce qu’il appelait des niaiseries historiques, ridiculement exaltées par les traducteurs et les commentateurs. Elles prouvaient dans l’origine, disait-il, des historiens qui jugeaient mal des hommes et de leur situation. « C’était à tort, par exemple, faisait-il observer, qu’ils vantaient si haut la continence de Scipion, et s’extasiaient sur le calme d’Alexandre, de César et d’autres, pour avoir dormi la veille d’une bataille. Il n’y a qu’un moine, disait-il, privé de femme, dont le visage s’enlumine à leur seul nom et qui hennit à leur approche derrière ses barreaux, qui puisse faire un grand mérite à Scipion de n’avoir pas vie le celle que le hasard mettait en son pouvoir, quand il en avait tant d’autres à sa libre disposition : autant valait qu’un affamé lui tînt aussi grand compte d’être passé tranquil-