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sure qu’il les prononce ; ce qui lui fait voir qu’il est entendu ou le met à même de se corriger. Quand il a fini la phrase, je la lui répète en anglais, de manière qu’il l’entende bien à son tour, ce qui sert à lui former l’oreille.

Aujourd’hui l’Empereur lisait, dans l’histoire romaine, la conjuration de Catilina ; il ne pouvait la comprendre telle qu’elle est tracée : « Quelque scélérat que fût Catilina, remarquait-il, il devait avoir un objet : ce ne pouvait être celui de gouverner dans Rome, puisqu’on lui reprochait d’avoir voulu y mettre le feu aux quatre coins. » L’Empereur pensait que c’était plutôt quelque nouvelle faction à la façon de Marius et de Sylla, qui, ayant échoué, avait accumulé sur son chef toutes les accusations banales dont on les accable en pareil cas. Quelqu’un alors fit observer à l’Empereur que c’est ce qui lui serait infailliblement arrivé à lui-même, s’il eût succombé en vendémiaire, en fructidor ou en brumaire, avant d’avoir éclairé d’un si grand lustre un horizon purgé de nuages.

Les Gracques lui inspiraient bien d’autres doutes, bien d’autres soupçons, lesquels, disait-il, devenaient presque des certitudes quand on s’était trouvé dans les affaires de nos jours. « L’histoire, faisait-il observer, présente en résultat les Gracques comme des séditieux, des révolutionnaires, des scélérats ; et dans les détails elle laisse échapper qu’ils avaient des vertus, qu’ils étaient doux, désintéressés, de bonnes mœurs ; et puis ils étaient les fils de l’illustre Cornélie ; ce qui, pour les grands cœurs, doit être tout d’abord une forte présomption en leur faveur. D’où pouvait donc venir un tel contraste ? Le voici, disait l’Empereur : c’est que les Gracques s’étaient généreusement dévoués pour les droits du peuple opprimé contre un sénat oppresseur, et que leur grand talent, leur beau caractère, mirent en péril une aristocratie féroce qui triompha, les égorgea et les flétrit. Les historiens du parti les ont transmis avec cet esprit ; sous les empereurs il a fallu continuer ; le seul mot des droits du peuple, sous un maître despotique, était un blasphème, un vrai crime ; plus tard il en a été de même sous la féodalité, fourmilière de petits despotes. Voilà la fatalité sans doute de la mémoire des Gracques : leurs vertus n’ont donc jamais cessé, dans la suite des siècles, d’être des crimes ; mais aujourd’hui qu’avec nos lumières nous nous sommes avisés de raisonner, les Gracques peuvent et doivent trouver grâce à nos yeux.

Dans cette lutte terrible de l’aristocratie et de la démocratie qui vient de se renouveler de nos jours, dans cette exaspération du vieux