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circonstances où nous nous trouvions, ma puissance et la patrie ne faisaient qu’un ? Fallait-il donc de si grands malheurs sans remèdes, pour pouvoir me faire comprendre ? L’histoire me rendra plus de justice ; elle me signalera, au contraire, comme l’homme des abnégations et du désintéressement. De quelles séductions ne fus-je pas l’objet à l’armée d’Italie ? L’Angleterre m’offrit d’être roi de France lors du traité d’Amiens. Je repoussai la paix de Châtillon ; je dédaignai toute stipulation personnelle à Waterloo ; pourquoi ? C’est que rien de tout cela n’était la patrie, et je n’avais d’autre ambition que la sienne, celle de sa gloire, de son ascendant, de sa majesté. Et aussi voilà pourquoi, en dépit de tant de malheurs, je demeure si populaire parmi les Français. C’est une espèce d’instinct, d’arrière-justice de leur part.

Qui sur la terre eut plus de trésors à sa disposition ? J’ai eu plusieurs centaines de millions dans mes caves ; plusieurs autres centaines composaient mon domaine de l’extraordinaire : tout cela était mon bien. Que sont-ils devenus ? Ils se sont fondus dans les besoins de la patrie. Qu’on me considère ici, je demeure nu sur mon roc ! Ma fortune était toute dans celle de la France ! Dans la situation extraordinaire où le sort m’avait élevé, mes trésors étaient les siens ; je m’étais identifié sans réserve avec ses destinées. Quel autre calcul eût pu m’atteindre si haut ? M’a-t-on jamais vu m’occuper de moi ? Je ne me suis jamais connu d’autres jouissances, d’autres richesses que celles du public ; c’est au point que quand Joséphine, qui avait le goût des arts, venait à bout, à la faveur de mon nom, de s’emparer de quelques chefs-d’œuvre, bien qu’ils fussent dans mon palais, sous mes yeux, dans mon ménage, je m’en trouvais comme blessé, je me croyais volé : ils n’étaient pas au Muséum.

Ah ! sans doute le peuple français a beaucoup fait pour moi ! plus qu’on ne fit jamais pour un homme ! Mais aussi qui fit jamais autant pour lui ?… qui jamais s’identifia de la sorte avec lui ?…

Mais autour de nous, je reviens à celle-là surtout, à l’Angleterre. Quelles pouvaient être ses craintes, ses motifs, ses jalousies ? On se le demande en vain. Avec notre constitution nouvelle, nos deux Chambres, n’avions-nous pas désormais embrassé sa religion ? N’était-ce donc pas là un moyen sûr de nous entendre, de faire désormais cause commune ? Grâce à leurs parlements respectifs, chacun fût devenu la garantie de l’autre ; et saura-t-on jamais jusqu’à quel point pouvait se porter l’union des deux peuples et celle de leurs intérêts, les combinaisons nouvelles