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le croire ; ils n’ont pu imaginer qu’un homme eût l’âme assez forte pour changer son caractère ou se plier à des circonstances obligées. J’avais pourtant fait mes preuves et donné quelques gages de ce genre. Qui ne sait que je ne suis pas un homme à demi-mesures ? J’aurais été franchement le monarque de la constitution et de la paix, comme j’avais été celui de la dictature et des grandes entreprises.

« Quelles pouvaient être les craintes des rois ? Redoutaient-ils toujours mon ambition, mes conquêtes, ma monarchie universelle ? Mais ma puissance et mes forces n’étaient plus les mêmes, et puis je n’avais vaincu et conquis que dans ma propre défense ; c’est une vérité que le temps développera chaque jour davantage. L’Europe ne cessa jamais de faire la guerre à la France, à ses principes, à moi ; et il nous fallait abattre, sous peine d’être abattu. La coalition exista toujours, publique ou secrète, avouée ou démentie ; elle fut toujours en permanence ; c’était aux alliés seuls à nous donner la paix : pour nous, nous étions fatigués : les Français s’effrayaient de conquérir de nouveau ! Moi-même, me croit-on insensible aux charmes du repos et de la sécurité, quand la gloire et l’honneur ne le veulent pas autrement ! Avec nos deux Chambres, on m’eût refusé désormais de passer le Rhin ; et pourquoi l’eussé-je voulu ? Pour ma monarchie universelle ? Mais je n’ai jamais fait preuve entière de démence ; or ce qui la caractérise surtout, c’est la disproportion entre les vues et les moyens. Si j’ai été sur le point d’accomplir cette monarchie universelle, c’est sans calcul, et parce qu’on m’y a amené pas à pas. Les derniers efforts pour y parvenir semblaient coûter à peine ; était-il si déraisonnable de les tenter ? Les souverains n’avaient donc rien à craindre de mes armes.

Redoutaient-ils que je les inondasse de principes anarchiques ? Mais ils connaissent par expérience mes doctrines sur ce point. Ils m’ont vu tous occuper leur territoire ; combien n’ai-je pas été poussé à révolutionner leur pays, municipaliser leurs villes, soulever leurs sujets. Bien qu’on m’ait salué, en leur nom, de moderne Attila, de Robespierre à cheval, tous savent mieux dans le fond de leur cœur !!! qu’ils y descendent ! Si je l’avais été, je régnerais encore peut-être ; mais eux, bien sûrement et depuis longtemps ils ne régneraient plus. Dans la grande cause dont je me voyais le chef et l’arbitre, deux systèmes se présentaient à suivre : de faire entendre raison aux rois par les peuples, ou de conduire à bon port les peuples par les rois ; mais on sait s’il est facile d’arrêter les peuples quand une fois ils sont lancés : il était plus naturel de compter un peu sur la sagesse et l’intelligence des rois ; j’ai dû leur supposer toujours assez d’esprit pour