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tyrannique d’un usurpateur. Le pendant était de toute autre nature : c’était madame de Labédoyère et son fils, prosternée aux pieds du roi qui la repoussait, tandis qu’on fusillait à quelque pas son mari ; et au bas était écrit : Acte paternel de la légitimité.

Cela nous a conduits à raconter à l’Empereur la foule de caricatures dont nous avions été inondés après la restauration. Il en était beaucoup qui l’ont fort amusé ; une surtout l’a fait sourire : c’était le château des Tuileries. Une troupe d’oies et de dindons entrait dandinant, par la grande porte, dans le palais, poussée par un cercle de soldats de toutes nations et de toutes armes : au même instant sortait des fenêtres supérieures un aigle aux ailes étendues, s’éloignant d’un vol fier et rapide ; et sur le fronton se lisaient ces seuls mots : Changement de dynastie.

L’Empereur a observé que si les caricatures vengeaient quelquefois le malheur, elles harcelaient sans cesse le pouvoir. Et combien n’en a-t-on pas fait sur moi ! disait-il. Alors il nous en a demandé quelques-unes. Parmi toutes celles que nous avons citées, il a fort applaudi celle-ci, comme fort jolie et d’un fort bon goût : c’était le vieux George III qui, de sa côte d’Angleterre, jetait, en colère, à la tête de Napoléon, sur la rive opposée, une énorme betterave, en disant : Va te faire sucre !


Longue course à pied de l’Empereur.


Lundi 12.

Vers les quatre heures, l’Empereur se promenait dans le jardin. La température était des plus agréables ; chacun de nous se récriait sur ce que c’était une de nos belles soirées d’Europe : nous n’avions encore rien éprouvé de pareil depuis notre arrivée dans l’île. L’Empereur a fait demander la calèche, et, comme par diversion, il a voulu laisser là nos arbres à gomme, pour aller, par le chemin qui conduit chez le grand maréchal, prendre la route qui contourne le bassin supérieur de notre vallée favorite, et gagner, si c’était possible, le site appartenant à une demoiselle Masson, qui est sur le revers opposé en face de Longwood. Arrivé chez madame Bertrand, l’Empereur l’a fait monter dans sa calèche, où se trouvait déjà madame de Montholon et moi ; le reste suivait à cheval : nous étions tous réunis. À quelques pas de chez madame Bertrand, au poste militaire même qui s’y trouve établi, le terrain était fort à pic et très inégal. Les chevaux se sont refusés, il a fallu descendre. La barrière s’est trouvée à peine suffisante pour la largeur de la voiture ; mais les soldats anglais sont accourus, et, de tout cœur, l’ont, en un