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d’avoir mis dans la partie de l’exécution qui dépendait de moi une promptitude et une régularité journalières qui faisaient tout son encouragement. S’il arrivait qu’on ne fût pas prêt quand il nous demandait, s’il fallait renvoyer au lendemain, le dégoût le saisissait aussitôt, et le travail en demeurait là, jusqu’à ce que quelque chose vînt le remonter. « J’ai besoin d’être poussé, me dit-il confidentiellement dans une de ces interruptions passagères, le plaisir d’avancer peut seul me soutenir ; car, mon cher, nous pouvons en convenir entre nous, rien de tout ceci n’est amusant, il n’y a pas le mot pour rire dans toute notre existence. »

Avant dîner, l’Empereur faisait toujours plusieurs parties d’échecs. À nos après-dînées nous reprîmes le reversi, qui avait été longtemps abandonné. Comme on ne se payait pas jadis très régulièrement, on convint désormais d’en faire une masse commune ; on discuta sur sa destination future, l’Empereur demanda les avis ; quelqu’un proposa de l’employer à délivrer la plus jolie esclave de l’île : cette opinion enleva tous les suffrages, l’on se mit au jeu avec ardeur, et la première soirée produisit deux napoléons et demi.


L’Empereur apprend la mort de Murat.


Mercredi 7, jeudi 8.

La frégate la Thébaine est arrivée du Cap, et nous a apporté quelques journaux ; je les traduisais à l’Empereur en nous promenant dans le jardin. Un de ces papiers renfermait une grande catastrophe ; je lus que Murat ayant débarqué avec quelques hommes en Calabre, y avait été saisi et fusillé. À ces paroles inattendues, l’Empereur me saisissant le bras, s’est écrié : « Les Calabrois ont été plus humains, plus généreux que ceux qui m’ont envoyé ici ! » Ce fut tout. Après quelques moments de silence, comme il ne disait plus rien, je continuai.

Murat, sans vrai jugement, sans vues solides, sans caractère proportionné à ces circonstances, venait de périr dans une tentative évidemment désespérée. Il n’est pas impossible que le retour de l’Empereur de l’île d’Elbe ne lui eût tourné la tête, et qu’il n’espérât peut-être en renouveler le prodige pour son propre compte. Ainsi périt si misérablement celui qui avait été une des causes si actives de nos malheurs ! En 1814, son courage, son audace, pouvaient nous tirer de l’abîme ; sa trahison nous y précipita ; il neutralisa le vice-roi sur le Pô ; il l’y combattit, lorsque, réunis ensemble, ils eussent pu forcer les gorges du Tyrol, descendre en Allemagne et