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sauvage sans doute, le climat y était monotone, insalubre ; mais la température, il fallait en convenir, était douce. »

La conversation l’a mené à me demander ce qui eût été préférable, de l’Amérique ou de l’Angleterre, dans le cas où nous eussions été libres de nos mouvements. Je répondais que, si l’Empereur avait voulu vivre en philosophe, en sage, dans le repos et loin désormais de l’agitation du monde, il aurait fallu choisir l’Amérique ; mais pour peu qu’il eût conservé le sentiment ou l’arrière-pensée des affaires, il eût fallu préférer l’Angleterre.

En attendant, pour se faire une juste idée de l’état de notre exil et de ses ressources, il nous a été dit, dans la journée, que nous devions mettre de l’économie dans plusieurs de nos consommations, peut-être même nous attendre à en faire le sacrifice momentané : on nous a dit que le café devenait extrêmement rare, et qu’il pourrait manquer bientôt ; depuis longtemps nous n’avons plus de sucre blanc ; il n’en reste plus aujourd’hui que fort peu et très mauvais, réservé exclusivement pour l’Empereur, et nous sommes menacés de le voir bientôt finir ; il en est de même de plusieurs autres productions essentielles. Notre île est un vaisseau qui tient la mer ; il manque bientôt si la traversée se prolonge ou si on le surcharge de bouches outre mesure. Nous avons suffi pour affamer Sainte-Hélène, d’autant plus que les bâtiments de commerce ne peuvent désormais en approcher : on dirait que ce lieu est devenu pour eux un écueil maudit et redouté, si l’on ne savait que la croisière anglaise donne ses soins à les tenir éloignés. Mais ce qui, dans les privations dont nous sommes menacés, nous a surpris davantage et nous affecterait le plus, c’est le manque de papier à écrire. On nous a dit que depuis trois mois que nous étions ici nous avions épuisé les magasins de la colonie ; ce qui prouverait qu’ils sont d’ordinaire légèrement fournis, ou bien que nous en faisons une furieuse consommation : notre seule réunion à Longwood en emploierait donc à elle seule six ou huit fois plus que tout le reste de la colonie ensemble. Qu’on joigne à ces détails matériels nos privations physiques et morales ; qu’on se dise que nous ne jouissons pas même des ressources de l’île : on nous y refuse l’herbe et le feuillage, qui se trouvent dans d’autres sites de l’île.

Notre vie animale est des plus misérables : soit impossibilité d’être mieux, soit mauvaise administration à cet égard, toutefois est-il certain qu’à peine est-il rien de mangeable : le vin est des plus mauvais ; on ne saurait employer l’huile ; je viens de dire que le café, le sucre manquent, et que nous affamons l’île. On sait bien qu’on peut se passer de tout, qu’on pourrait ne pas mourir à beaucoup moins ; mais quand on prétend nous