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maison de Bender ; il ne pouvait s’empêcher de rire et de répéter avec eux : Tête de fer ! Tête de fer ! Il me demandait si on était bien d’accord sur la nature de sa mort. Je lui disais tenir de la propre bouche de Gustave III qu’il avait été assassiné par les siens : Gustave l’avait visité dans son caveau ; la balle était d’un pistolet, elle avait été tirée de près et par derrière, etc., etc. Au commencement de la révolution, j’avais connu beaucoup Gustave III aux eaux d’Aix-la-Chapelle, et quoique je fusse bien jeune alors, j’avais eu plus d’une fois l’honneur de sa conversation ; il m’avait même promis de me placer dans sa marine, si nos affaires de France tournaient mal.

Un autre jour, c’était Paul et Virginie que lisait l’Empereur ; il en faisait ressortir les endroits touchants, ceux-là étaient toujours simples et naturels ; ceux où abondaient le pathos, les idées abstraites et fausses, tant à la mode lorsque l’ouvrage fut publié, étaient tous froids, mauvais, manqués. L’Empereur disait avoir été fort engoué de cet ouvrage dans sa jeunesse.

Mais si l’Empereur aimait Paul et Virginie, il riait de pitié, disait-il, des Études de la Nature du même auteur. Bernardin, disait-il, bon littérateur, était à peine géomètre ; ce dernier ouvrage était si mauvais que les gens de l’art dédaignaient d’y répondre ; Bernardin en jetait les hauts cris. Le célèbre mathématicien Lagrange répondait toujours à ce sujet, en parlant à l’Institut : « Si Bernardin était de notre classe, s’il parlait notre langue, nous le rappellerions à l’ordre, mais il est de l’Académie, et son style n’est pas de notre ressort. » Bernardin se plaignant un jour, comme de coutume, au Premier Consul du silence des savants à son égard, celui-ci lui dit : « Savez-vous le calcul différentiel, M. Bernardin ? – Non. – Eh bien, allez l’apprendre ; et vous vous répondrez à vous-même. » Plus tard, étant Empereur, toutes les fois qu’il l’apercevait, il avait coutume de lui dire : « M. Bernardin, quand nous donnerez-vous des Paul et Viginie ou des Chaumière Indienne ? Vous devriez nous en fournir tous les six mois. »

En lisant les Révolutions romaines de Vertot, que l’Empereur estimait fort d’ailleurs, il en trouvait les harangues délayées. C’est la plainte constante de l’Empereur contre tous les ouvrages qu’il rencontre ; cela avait été aussi, disait-il, son défaut à lui-même dans sa jeunesse ; assurément il s’en est bien corrigé depuis. L’Empereur s’est amusé à rayer au crayon les phrases parasites qu’il condamnait dans Vertot : il est sûr qu’avec ces suppressions, l’ouvrage présentait en effet bien autrement de la force, de l’énergie et de la chaleur. « Ce serait un travail bien précieux et bien